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vaste récipient de toutes les sottises du vulgaire, « d’éponge qu’on ne peut presser sans qu’il en sorte aussitôt quelque banalité, où la multitude reconnaît son bien, jusqu’à ce qu’un homme ou le temps mette l’éponge à sec en posant le pied dessus. » Le libelliste eût dit encore de l’historien non catholique : « Il laisse couler de sa plume plusieurs kilomètres d’écriture insignifiante ;… une épaisse ignorance l’emmaillotte,… tout se perd dans les lacunes immenses de son intellect,… » et mille aménités pareilles. Arrivons vite au mot de la fin. « Il est contre le bon ordre qu’un particulier, ridicule ou non, vienne contredire l’enseignement dogmatique des évêques et le fasse devant des individus la plupart incapables de raisonnement. C’est un scandale redoutable, et qui, dans des occasions moins graves, n’a pas été toléré. La haute misère intellectuelle qui se trahit dans son argumentation n’est qu’un danger de plus : le sauvage est un pauvre chimiste, mais il sait dans quel suc il doit tremper sa misérable flèche pour que la piqûre en soit mortelle. » Cette ferraille a déjà servi pour d’autres, — qu’importe, on l’emploie indifféremment contre tous ceux qu’on veut « éreinter. » Pauvre morale catholique !

Voyons maintenant en quels termes Manzoni aborde Sismondi. « Je sens qu’à toute œuvre pareille (de polémique) s’attache un je ne sais quoi d’odieux qu’il est difficile d’écarter tout à fait. Prendre à la main le livre d’un écrivain vivant, justement estimé, répéter quelques-unes de ses phrases, s’arrêter à les examiner une à une et vouloir prouver qu’il s’est trompé dans presque toutes, faire avec lui le docteur à chaque pas, c’est là une chose qui à la longue, — en peut-il être autrement ? — produit l’effet d’une chicane tenace et mesquine, et nous fait accuser de présomption… » Aussi Manzoni demande-t-il avant tout pardon de sa critique, après quoi il fait le plus haut éloge des Républiques italiennes de Sismondi, par la raison qu’à son avis « noter les erreurs d’une œuvre si considérable sans en montrer les qualités, ce serait, sinon une injustice, au moins une impolitesse… » Sur quoi le catholique italien attaque les idées sans toucher à l’homme, et tâche de lui opposer les meilleures raisons possibles au lieu de l’insulter et de lui montrer le gibet.

Nous avons tenu à constater la différence entre les deux polémiques, pour bien marquer la différence entre les deux religions. Il en est une infiniment respectable, qui est une affaire de conscience ; il en est une autre infiniment odieuse, qui est une affaire de parti ; tirer à soi l’autel pour s’en faire un piédestal, une tribune ou un tréteau, n’est-ce pas le plus ignoble des sacrilèges ? Manzoni n’a jamais commis d’acte pareil, parce qu’il croyait sincèrement