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et qu’heureux de croire, il ne tenait à propager sa foi que pour faire autour de lui des heureux. Voilà pourquoi il a gardé jusqu’à la fin la liberté de ses mouvemens et la dignité de son attitude. N’ayant les mains liées par aucune affiliation souterraine, il a pu aimer sa patrie et son roi sans cesser d’être catholique, et demeurer attaché à tous les dogmes en protestant sa vie entière contre le pouvoir temporel. Il faisait tous les jours une prière spéciale pour Victor-Emmanuel ; ce simple fait, attesté par une lettre publique de son fils, montre éloquemment comment il mettait d’accord le sentiment religieux et le sentiment national. C’est ainsi qu’il mourut dans sa quatre-vingt-neuvième année, en pleine vie et en pleine gloire. « Il avait encore l’an dernier, dit M. Giulio Carcano, la vivacité, la promptitude, l’intégrité d’esprit qu’il pouvait avoir le lendemain du jour où il écrivit la dernière page des Fiancés. » Il avait une grandeur simple et douce que ne démentit aucun acte de sa longue existence. On a pu, sans exagération, lui rendre ce témoignage, que le bien était sa conscience et sa force, le vrai sa poésie et sa foi. Il eut la sagesse et le bonheur de rester dans sa voie, de ramasser tout son talent dans un petit nombre d’œuvres achevées et d’en trouver deux pour le moins qui ne doivent pas mourir. Enfin (ceci est pour nous) il aimait la France ; il l’aima même avant Magenta, et ce qui est plus rare, même après Sedan. Il dit un jour (et ici nous ne traduisons plus, nous citons des lignes écrites par lui dans notre langue) : « Je ne puis ni ne veux me défendre de l’impression heureuse que toute âme honnête éprouve sans doute en voyant ce besoin de bienveillance et de justirce devenir de jour en jour plus général en France et en Italie… Le sens commun des peuples et un sentiment prépondérant de concorde a vaincu les efforts et trompé les espérances de la haine… La haine pour la France ! pour cette France illustrée par tant de génie et par tant de vertus !.. d’où sont sortis tant de vérités et tant d’exemples !., pour cette France qu’on ne peut voir sans éprouver une affection qui ressemble à l’amour de la patrie, et qu’on ne peut quitter sans qu’au souvenir de l’avoir habitée il se mêle quelque chose de mélancolique et de profond qui tient des impressions de l’exil. » Voilà de bonnes paroles, et qui, venant de si haut, nous consolent des mauvaises qu’on ne nous a pas épargnées. Tâchons de n’oublier ni les unes ni les autres, mais souvenons-nous surtout des sympathies fidèles qui ne nous ont point abandonnés dans les mauvais jours.


Marc-Monnier.