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déclaré du libre arbitre. Je m’étonne que M. Littré écarte ici par une fin de non-recevoir une si grave considération. « Quoi qu’on pense de cette question, dit-il, soit qu’on admette la liberté métaphysique, soit qu’on se range du côté du déterminisme, toujours est-il que, de par la constitution de l’esprit humain, la société a droit sur le malfaiteur. » Nous ne pouvons souscrire à cette brève sentence. La société n’a réellement droit sur le malfaiteur que si le malfaiteur a violé sciemment et librement la loi. Sans cette condition, elle n’a aucun droit sur lui, à moins de l’assimiler complètement à l’aliéné, ce que l’école matérialiste n’a pas hésité à faire ; mais c’est là une extrémité de logique devant laquelle il nous semble que M. Littré a reculé. Son silence au moins nous autorise à le croire.


III

Dans une questionne cette importance, notre enquête serait bien incomplète, si elle laissait en dehors d’une consultation sérieuse l’école expérimentale anglaise, dont le plus illustre représentant, M. Stuart Mill, vient de mourir, mais qui se perpétue par une vigoureuse. génération de penseurs tels que MM. Bain et Spencer, qui se renouvelle sans cesse par l’abondance extraordinaire de ses productions embrassant l’universalité des sciences philosophiques, et surtout par la vive attraction qu’elle exerce en Angleterre et jusqu’en Allemagne et en France sur un groupe de brillans esprits[1]. Ce supplément d’enquête sur le problème de la responsabilité sociale est d’autant plus nécessaire que c’est dans cette école que le déterminisme psychologique est venu se concentrer avec le plus de force et s’organiser avec la plus grande rigueur logique. M. Stuart Mill n’admet pas plus au fond la liberté du choix que les autres philosophes de la même école, MM. Herbert Spencer et Bain ; cependant il y met plus de formes. Peut-être même y aurait-il grand profit à tirer, dans une discussion sur le libre arbitre, d’un amendement par lequel il tempère le déterminisme, et qui, poussé aux dernières conséquences, pourrait bien le détruire. M. Mill admet notre aptitude à modifier notre propre caractère, si nous voulons. Sans doute nous agissons toujours conformément à notre caractère, et c’est bien là une espèce de nécessité ; mais nous pouvons, d’une certaine manière assez inexplicable, agir sur lui. M. Mill n’a pas tiré de cette ouverture qui s’était faite dans son esprit toute la lumière et la clarté

  1. Un jeune philosophe, M. Ribot, s’est donné pour tâche d’introduire chez nous cette savante et curieuse philosophie soit par la méthode des résumés et des expositions, comme dans son excellent, livre sur la Psychologie anglaise contemporaine, soit par des ouvrages d’une inspiration plus libre, tels que la thèse sur l’Hérédité psychologique et morale, où il s’est montré un disciple intelligent des Anglais pour la méthode, tout en gardant sa pleine indépendance pour la doctrine.