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douteux qu’il n’acquière dans ce passage des caractères nouveaux, une portée nouvelle, une dignité plus auguste et plus sainte, qui, jusqu’à un certain point, sans changer son essence, le transforment. Par cela que la société dure toujours, qu’à elle seule l’avenir des générations appartient, qu’elle doit par conséquent prévoir et autant que possible prévenir les crimes futurs, par cela aussi qu’elle est un être de raison, un être impersonnel, affranchi des rancunes et des passions, désintéressé dans le débat qu’elle juge et incapable d’entraînement dans l’application de la peine qu’elle arbitre, — par ce double fait considérable elle étend le droit social bien au-delà des limites où le droit individuel se renferme. À ce droit qui, par sa définition même, s’exerce et s’épuise dans l’acte de se défendre contre l’entreprise hostile et qui ne survit pas au danger, la société ajoute le droit incontestable de prévenir le crime, de le réprimer d’avance, de l’empêcher de naître par l’intimidation, le droit de viser à l’amélioration du coupable en le frappant, et surtout le droit ou mieux le devoir, non pas, ce qui serait atroce, d’égaler la peine à la perversité, mais, ce qui est bien différent et hautement moral, de graduer les peines selon la criminalité des intentions.

C’est sur cette dernière considération que j’insisterai pour essayer de montrer à M. Fouillée ce qui manque à sa théorie. Il a un tel respect pour la volonté et la conscience humaines qu’il prétend refuser à la justice humaine le droit de violer ce sanctuaire et d’y pénétrer pour mesurer la malignité de l’intention. C’est là une déduction fausse du principe du droit individuel. Sans doute l’individu qui se défend épuise son droit dans l’acte qui consiste à se mettre à l’abri des attaques. Il n’a pas à juger l’état de conscience de l’agresseur. La société qui le représente a le même droit, mais de plus, incontestablement, elle a le devoir et par conséquent le droit tout nouveau de graduer la peine qu’elle applique. M. Fouillée pourrait-il nier que le juge ait le devoir (et c’est la partie la plus délicate de ses redoutables fonctions) de mesurer aussi exactement que possible la perversité de l’acte qui a mis l’ordre social en péril, et cette mesure peut-elle se prendre autrement qu’en discernant les intentions, en jugeant l’état des consciences, en descendant au fond de l’âme du coupable, ce que l’on déclare vainement un acte d’usurpation sur la justice absolue ? Non, la matérialité de l’acte ne suffit pas pour porter un jugement, elle n’épuise pas la compétence du juge. il faut bien qu’il puisse pénétrer, d’une certaine manière, dans le secret des volontés, soit pour déclarer qu’elles n’étaient pas libres dans l’acte commis et qu’elles étaient placées dans un cas d’immunité, soit pour mesurer la criminalité du coupable selon les circonstances de passion, d’intelligence, de responsabilité plus ou moins