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grande. C’est une pure utopie de vouloir placer la conscience en dehors de la pénalité, sous prétexte qu’il n’appartient pas à un œil humain de pénétrer dans ses mystères. Outre qu’il y a une singulière exagération à le prétendre, si l’on développait cette utopie dans ses dernières conséquences, on arriverait à d’étranges résultats, bien contraires assurément à la doctrine hautement spiritualiste de l’auteur. Ce serait la gravité de l’acte matériel et du dommage causé qui deviendrait l’étalon unique de la peine et le principe de la rétribution sociale. Or il n’est pas douteux qu’on puisse causer un grand dommage sans être un grand criminel, tandis que des volontés perverses, paralysées par certains obstacles, ne produisent parfois qu’un mal insignifiant. — Ce serait la justice renversée.

Il faut donc bien avouer que l’autorité sociale, mandataire des droits individuels, tire du privilège de sa situation des élémens nouveaux par lesquels le droit individuel s’élargit et se transforme. Elle a plus que le droit de stricte défense. Sans doute son action se borne à ces actes qui violent le droit social : elle n’atteint ni ne recherche les crimes intérieurs, les crimes de la pensée, les délits secrets de la conscience ; mais dans sa sphère elle punit incontestablement, en ce sens qu’elle réprime le mal, qu’elle essaie de corriger le coupable en le châtiant, qu’elle juge le mal moral et ses degrés en graduant la peine sur la culpabilité. Tout cela est assurément fort légitime, et tout cela, bien qu’en dise M. Fouillée, fait de la pénalité autre chose que le droit de défense généralisé ; tout cela enfin ressemble singulièrement à ce qu’on appelle dans le langage ordinaire le droit de punir.

C’est ce qu’avait très bien remarqué M. de Broglie dans un travail qui date de près d’un demi-siècle, et qui a gardé dans presque toutes ses parties la haute valeur du puissant esprit dont il a été une des plus éclatantes manifestations[1]. Son argumentation vaut encore contre la théorie de M. Fouillée, et signale avec une rare précision la différence du droit de défense même généralisé et de la pénalité sociale. — Sans doute le droit de défense est un droit naturel, légitime, sacré. C’est le droit en action, c’est-à-dire l’emploi de la force pour assurer l’accomplissement de certains devoirs ou garantir une personnalité libre. Il commence là où commence une inquiétude sérieuse et bien fondée, il expire à l’instant où le but est atteint ; mais quelle garantie impuissante, quelle ressource imparfaite et précaire ! Le droit de défense ne protège efficacement que le fort ; il livre le faible en proie à la violence. Il met en jeu la force, et la force se soumet rarement à la règle ; elle dépasse presque toujours le but, la passion s’en mêle. Alors

  1. Du Droit de punir. Écrits et discours, t. Ier, p. 139.