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présente une masse considérable. Les janissaires en ce moment croient devoir faire connaître leurs intentions. « Nous ne voulons pas, disent-ils, de l’exercice des infidèles, nous demandons la tête de ceux qui ont conseillé cette ordonnance maudite. » Quelques avis timides s’élevèrent alors dans le camp des ministres. N’était-il pas possible d’éviter un conflit ? Hussein et Mohammed-Izzet se sentirent perdus, si l’on parlementait. « Ce n’est pas avec des argumens, s’écria Mohammed, qu’on lèvera leurs doutes ; il faut les trancher avec le sabre. » Le sultan Mahmoud prit à cette heure critique une résolution inouïe dans les fastes de l’empire. Fort de la présence et de l’assentiment du cheik-ul-islam, il résolut d’opposer aux rebelles l’étendard sacré, qui n’avait jamais figuré que dans les guerres contre les chrétiens. Sa hautesse va chercher elle-même le drapeau vert du prince des prophètes. Elle le remet aux mains du grand-vizir en dehors de la seconde cour intérieure du sérail, et aussitôt des crieurs publics se répandent de tous côtés proclamant les paroles suivantes : « que tout musulman, que tout homme fidèle à la foi prenne les armes et vienne se ranger sous le sandjak-chérif, à la mosquée du sultan Ahmed[1]. « Il serait difficile de peindre l’effet que produisit cet appel. Une foule de bateaux transportaient de toutes parts une multitude d’hommes armés dans un silence et un recueillement extraordinaires. Ceux qui se dirigeaient avec fusils, pistolets et kandjiars vers le rendez-vous traversaient des groupes de raïas et d’Européens sans heurter personne. La mosquée d’Ahmed s’élève sur la place de l’hippodrome ; elle va devenir le quartier-général du conseil. C’est là que se rendent, en quittant le sultan, le grand-vizir, le moufti, les cadi-askers, l’Istambol-effendisi et les ulémas. Une foule immense se presse sur leurs pas ; en tête marchent les seymens, les soldats de marine, les bombardiers commandés par Hussein-Pacha et par son lieutenant d’Anatolie, Mohammed-Izzet. Le topchi-bachi les suit avec ses pièces. La Corporation des softas (étudians), celles des mewlevis et autres derviches viennent ensuite. Ces derniers s’avancent, la hallebarde à l’épaule, sous la conduite de leurs cheiks respectifs. Le sandjak-chérif est transporté dans le chœur de la mosquée d’Ahmed ; il y

  1. Parmi ceux que « la voix tonnante des crieurs » ne parvint pas à tirer de leur léthargie se trouva Mohammed-Aga, le colonel des armuriers. Le sultan l’avait élevé d’une condition obscure à ce poste important ; Mohammed-Aga n’en résista pas moins à toutes les instances de ses amis, qui le pressaient de se rendre à la mosquée d’Ahmed. « le ne sortirai pas, répondait l’obstiné colonel, avant d’avoir appris à qui reste le champ de bataille. » Cette prudence excessive lui devait être funeste. Exilé quelques jours plus tard à Kutahié, « un khasséki partit sur ses traces, l’atteignit dans le district de Brousse, et, par ordre du sultan, lui donna la mort. »