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effet très modéré d’abord ; mais il était vaniteux, jaloux, vindicatif, et c’était plus qu’il n’en fallait pour faire un terroriste. A peine arrivé dans les départemens du nord, Le Bon semble saisi de la monomanie du meurtre. « La guillotine attend son gibier, » dit-il au comité de salut public, et Billaud-Varennes lui répond : « Vos pouvoirs sont illimités ; déployez toute votre énergie. » Muni de ce blanc-seing, il se met à l’œuvre, mais il se souvient de la mésaventure de Chabot ; il sait que les Amiénois ont gardé leurs armes, et pour tuer en toute sécurité il va s’installer à Arras, sa ville natale, où il espérait trouver de meilleurs élémens révolutionnaires. Là il entame avec Paris une correspondance très active, et l’on reste frappé d’un étonnement douloureux en songeant qu’une assemblée qui représentait le gouvernement d’un grand pays a pu lire sans indignation des missives où chaque phrase était tachée de sang. Le 26 novembre 1793, Le Bon écrit à la convention : « J’y vais d’une jolie manière ; il ne se passe pas vingt-quatre heures que le n’expédie au tribunal révolutionnaire deux ou trois gibiers de guillotine. » — Ce mot sinistre revient sans cesse dans les dépêches du terroriste. — « Aujourd’hui Mme de Modène a éternué dans le sac de la guillotine ; — les aristocrates sont récalcitrans jusque sous le couteau de la guillotine ; — messieurs les parens et amis des émigrés accaparent la guillotine ; — la guillotine continue de rouler de toute force à Arras ; — la guillotine et la fusillade vont toujours leur train ; — vous n’avez eu jusqu’ici que des aristocrates petits et maigres ; demain je vous en donnerai un gros et gras, une belle tête pour la guillotine. »

De quels crimes étaient-ils donc coupables, les malheureux que la machine expédiait à la douzaine ? Les dossiers du tribunal d’Arras sont là pour nous l’apprendre[1]. Un brave paysan donne asile à la servante d’un curé ; un autre « affecte de fuir les offices des prêtres assermentés ; » celui-ci est soupçonné « d’être le partisan de tous les fléaux ; » celui-là s’est permis de dire : « Rira bien qui rira le dernier. » Joseph Delattre « ne converse avec personne et ne se fie à personne. » Mme de Monaldy « discrédite les assignats ; » à la guillotine ! dit Joseph Le Bon, à la guillotine ! Louise Fouquart, assise sur le pas de sa porte, allaite un enfant de trois mois. Des commissaires aux émigrés passent devant elle. « Tu n’as point de cocarde, dit l’un d’eux ; sais-tu bien que je pourrais te faire guillotiner ? — Vous en guillotinez bien d’autres, lui répond-elle. Prenez donc aussi cet enfant et portez-le à votre tribunal ! » Le soir même, la tête de la malheureuse mère tombait sous le couteau. Le conventionnel Carlier, qui fut depuis membre du conseil des

  1. Histoire de Joseph Le Bon, par M. Paris ; Arras 1864,2 vol. in-8o.