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lumière, le premier empereur, — roule dans un carrosse doré ; — il est traîné par des chevaux noirs ; — il porte un vêtement noir, un vêtement de deuil ; — il arrive au sénat, à l’Escalier-Rouge. — Tous les sénateurs furent effrayés, — ils laissèrent tomber leurs plumes de leurs mains, — les larmes leur coulèrent des yeux. — Lui s’arrête au milieu de la table, — invoque le seigneur Dieu, — s’assied sur un fauteuil de cuir. — Il prend une feuille de papier, — non de mauvais papier, mais du papier à l’aigle, — dans sa main droite une plume de cygne. — Il commence à écrire un protocole, — envoie l’écrit en pays étrangers. — Il veut encore de la noise et des batailles. » Remarquons cette singulière allusion à l’un des premiers impôts établis par Pierre le Grand : ce papier timbré, ce papier à l’aigle ou aux armes, comme on l’appelait, sur lequel on lui fait écrire, comme à un huissier, des significations aux potentats, fut introduit en Russie par l’ingéniosité fiscale de Kourbatof.

Le peuple s’est fait de Pierre Ier, comme d’Ivan IV, l’idée d’un justicier terrible, d’un justicier à la turque, comme les aime la multitude, plus juste que la justice, étrange en sa clémence comme en ses rigueurs, se guidant en ses jugemens sur les principes bizarres de la morale populaire, pardonnant, en faveur d’un aveu plus cynique que sincère, à un cosaque qui a tué père, mère, frère et femme, et l’engageant « à prier Dieu pour l’impératrice. » La byline du pravége porterait aussi bien le nom d’Ivan que le sien. Il s’agit d’un jeune homme que les juges tiennent en pravége, c’est-à-dire en captivité et sous les coups de fouet, pour lui faire restituer un trésor. Pierre le Grand met en liberté le bon compagnon : en effet, il n’a volé que des voleurs.

Pierre le Grand fit une guerre acharnée aux agens concussionnaires ou prévaricateurs. Le prince Gagarine, gouverneur de Sibérie, fut pendu, le prince Masolski décapité, Nesterof, qu’il avait chargé de surveiller les voleurs et qui volait aussi, fut roué, Chafirof knouté et gracié sous la hache. Le favori Menchikof lui-même ne dut son salut qu’à la mort du maître. Le mougik et le cosaque n’ont point oublié ceux dont ils souffrirent les exactions, dont ils payèrent le luxe insolent :


« Le prince Gagarine, dit une chanson de cosaques, nous dévore notre solde, — maigre solde, misérable, péniblement gagnée ; — à chaque homme, il prend quinze roubles. — De nos deniers, il s’est bâti une maison — dans la Neglingka, la rue Tverskaïa, le Marché aux farines. — Le plafond est en cristal, — l’escalier de parade en pierres blanches, — le parquet est couvert de vernis. — Dans son étuve, l’eau de la Moscova — est amenée par une fontaine. — On y met du poisson vif ; — il y a là un lit recouvert d’un matelas de duvet et d’oreillers de brocart,