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Soudain l’obscurité de Dieu se fit ; les vents se rassemblèrent en une nuée épaisse ; les ondes furieuses se bouleversèrent, sillonnées par l’ouragan comme par les dents d’un peigne. L’orage fondit sur les vaisseaux, déchira les pavillons vermeils, dispersa les voiles par la mer, où la vague colérique leur donna la chasse. Une montagne vivante s’avança, écumante, avec une crête blanchissante. Quand la première vague arriva, elle enleva les vaisseaux suédois tout debout ; la seconde les jeta sur la bande ; la troisième balaya dans la mer les généraux. Le lac s’ouvrit en deux, et, comme une pierre au fond de l’eau, tombèrent les âmes pécheresses, les âmes non baptisées. »

Les légendes chrétiennes se mêlent dans ces récits aux reflets lointains des mythologies perdues. Pierre le Grand visite les reliques des saints au fameux monastère de Solovetsk et à celui de Klémentsi ; il examine curieusement les ossemens des bienheureux pour voir « si ce sont bien des reliques. » Sous le choc de son bâton ferré, des étincelles jaillissent des os de saint Jonas ; alors il ne doute plus et ordonne de lui construire une châsse. Ne retrouvons-nous pas ici quelques-uns des traits du Pierre le Grand historique ? Tantôt en effet il dévoilait au peuple une fourberie sacerdotale et lui expliquait le mécanisme d’une madone qui se permettait de verser des larmes sans ukase ; tantôt il conduisait en grande pompe, dans sa capitale sortie des flots, la châsse d’argent de saint Alexandre-Nevski, encore aujourd’hui scellée de son sceau impérial. Les bienheureux lui en voulaient parfois de cette curiosité indiscrète. « Lorsque Pierre le Grand quitta Solovetsk, une tempête s’éleva et les nuées s’amassèrent. Pierre vogua ainsi huit jours entiers : on ne voyait plus ni rivage, ni terre. La nuit du neuvième jour, il eut un songe. — Tsar, disait une voix, tu es allé au monastère de Solovetsk ; pourquoi n’as-tu pas fermé de tes mains souveraines la châsse des saints ? — Le tsar s’éveilla et raconta le songe à ses matelots. Tout à coup, au milieu de son récit, le ciel s’éclaircit, et l’on aperçut, seulement à trois verstes du vaisseau, le monastère de Solovetsk. Pierre débarqua, y célébra une liturgie en l’honneur des saints, ferma leur châsse de ses mains souveraines et emporta la clé avec lui. »


IX. — LA MORT DE PIERRE LE GRAND.

Quand Pierre le Grand mourut, une angoisse terrible s’empara du monde russe ; la main de fer qui retenait ensemble tout ce vaste édifice était brisée. La tête auguste d’où était sortie tout armée une nation nouvelle, la Russie européenne, était glacée par