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la mort. L’œuvre grandiose survivrait-elle à l’ouvrier ? De toutes les parties de l’empire, de Kalouga et de l’Oural, de Simbirsk et de Saratof, de Toula et de Moscou, s’élevèrent « les lamentations pour la mort de Pierre le Grand. » De même que les pleureuses de M. Barsof empruntent souvent pour célébrer leurs morts une complainte ancienne qu’elles modifient librement, de même les kaliki retrouvèrent pour chanter Pierre le Grand les motifs qui avaient servi pour Ivan le Terrible. Il en résulte que dans beaucoup de chansons ce n’est pas à Saint-Pétersbourg et à la cathédrale de Saint-Pierre-Saint-Paul, c’est à Moscou, à l’Assomption, à la tour divan le Grand, que retentit la voix éplorée des cloches d’airain. Ces pauvres gens ignoraient que le premier empereur avait rompu avec la tradition et inauguré dans sa capitale nouvelle une série nouvelle de tombes souveraines. Voici pourtant un chant plus original qui se termine par une touchante allusion à la confraternité militaire entre le tsar et ses soldats et à ce grade modeste de capitaine des bombardiers dont il s’était contenté jusqu’à la prise d’Azof.


« Chez nous, dans la sainte Russie, — dans la ville glorieuse de Piter, — dans la cathédrale de Pierre et Paul, — au côté droit, au tombeau des tsars — un jeune soldat était en faction. — Debout, il réfléchissait, — et, réfléchissant, se mit à pleurer. — Il pleurait : c’était un ruisseau qui coulait ; — il sanglotait : c’était le choc des vagues. — Baigné de pleurs, il s’écria : — Hélas ! notre mère, la terre humide, — ouvre-toi de toutes parts, — ouvrez-vous, planches du cercueil ; — écartez-vous brocarts d’or ; — et toi, éveille-toi, lève-toi, tsar orthodoxe ! — Contemple, ô seigneur, ta garde ; — contemple toute ton armée ; — comme les régimens sont à leur rang — et tous les colonels avec les régimens, — et tous les majors sur leurs chevaux, — les capitaines en tête des compagnies, — les officiers en avant des pelotons, — les porte-enseignes sous les étendards. — Ils attendent leur colonel, — le colonel du régiment Préobrajenski, — le capitaine des bombardiers. »


D’autre chansons expriment non-seulement la douleur du peuple et de l’armée, mais aussi les inquiétudes, les trahisons, l’amer sentiment de la décadence russe après le grand homme. À cette famille de lamentations appartient la suivante, sur laquelle d’ailleurs M. Bezsonof signale avec raison l’empreinte d’une main lettrée, qui est venue altérer la naïveté de l’œuvre populaire et lui donner un caractère tendencieux :


« Lève-toi de ton cercueil, tsar blanc de Russie… Ce n’est pas un tsar qui maintenant nous gouverne, ce n’est pas un prince russe qui nous