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qui n’ont vécu que pour elles-mêmes. Inférieures au point de vue agricole, elles ont donné à la marine et au commerce russe une impulsion qui, vers le commencement du siècle, ne leur pouvait guère venir d’ailleurs ; elles leur ont fourni à la fois des négocians et des matelots. Les ports de la Mer-Noire et de l’Azof, Odessa, Kherson, Mariopol, Taganrog, ont été longtemps des villes à moitié grecques, et le sont encore en partie.

Allemands ou Orientaux, quels qu’aient été leurs services, ni les uns ni les autres ne peuvent réclamer une large part dans les millions d’habitans et les millions d’hectares de terre cultivée dont se sont enrichis en moins d’un siècle le sud et l’est de la Russie. Le grand colonisateur du sol russe, c’est le peuple russe lui-même. Dans ce fait si simple en apparence, que de difficultés, que d’infériorités de tout genre, si l’on y regarde de près ! Au lieu des hommes les plus entreprenans des états les plus avancés de l’Europe, comme en Amérique ou en Australie, un peuple que des circonstances physiques et historiques ont longtemps maintenu en arrière, un peuple de paysans, hier encore serfs, — au lieu de toutes les libertés politiques et civiles, au lieu de l’indépendance et presque de la royauté de l’individu, un état autocratique, un empire militaire, une solidarité communale qui lie l’homme à l’homme et attache le laboureur à la terre. La Russie a eu devant elle une tâche double et comme inconciliable : emprunter la civilisation européenne et en même temps la porter dans des pays déserts. Elle a eu à la fois une nation à élever, un sol à coloniser. Cette colonisation, il la lui a fallu faire dans les circonstances qui partout répugnent le plus à l’expansion coloniale, avec des armées permanentes et un long service militaire, avec une étroite centralisation et une administration omnipotente. C’est cette situation contradictoire, bien plus qu’une infériorité du sol ou du climat, qui a rendu son développement moins rapide et surtout moins complet que celui de l’Amérique du Nord. C’est cette situation, et non le sol ou le climat, qui a éloigné de la Russie l’émigration européenne, et qui l’en privera probablement toujours. Elle a beau posséder des deux côtés de l’Oural d’admirables terres qui n’attendent que la charrue, les colons de l’Occident ne se dirigeront point vers elle. A climat égal, à sol inférieur, ses voisins mêmes du nord Scandinave lui préféreront le far-west américain ou le Canada.

La Russie est un pays de colonisation ; c’est là quand il s’agit d’elle, une des choses qu’il ne faut jamais perdre de vue. Beaucoup de ses qualités, beaucoup de ses défauts privés ou publics viennent de cette situation. De là en partie cet esprit positif, réaliste, de la plupart des Russes ; de là ce manque de sentimentalité, de là