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Hohenzollern ne se sentent pas à l’aise sur ces hauteurs, dont la conquête a été payée si cher. La froideur avec laquelle le monde et le peuple allemand lui-même ont accueilli la création du nouvel empire les a singulièrement découragés. M. de Bismarck sent que cette disposition est dangereuse pour son œuvre. Il reconnaît avec raison que le nouvel empire d’Allemagne, s’il aspire à durer, ne doit pas rester ce qu’il est aujourd’hui. Il faut qu’il soit achevé au dedans et au dehors. M. de Bismarck y travaille avec la violence effrénée qui lui est propre. Dans le fier et despotique sentiment de sa pensée personnelle, il repousse, il condamne toute pensée opposée à la sienne. Il veut que tout devienne prussien-poméranien ; les Allemands, selon lui, ne deviendront véritablement Allemands que par ce prussianisme spécifique. Avec cet impérialisme hautain, M. de Bismarck, en face des trônes et des dynasties légitimes, est forcément le complice des démagogues. Il méprise les trônes qui subsistent encore en Allemagne, il les trouve au suprême degré superflus et par cela même ridicules. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir fait descendre les rois et princes d’Allemagne au rang de vassaux de la Prusse, il veut les médiatiser complètement ; tout au plus peut-être leur permettrait-il de figurer dans une chambre de princes, qui aurait sa place parmi les institutions de l’état. Bien loin d’accepter de tels projets, l’empereur Guillaume, à ce qu’on assure, se contenterait de ce qu’il a conquis et jugerait convenable de ne pas adresser de nouvelles provocations au destin. Malgré ses glorieux succès, il est, comme son grand prédécesseur Frédéric II, partisan de la politique relativement circonspecte des Hohenzollern. Frédéric se contenta de la Silésie ; il lui suffisait d’avoir donné à la jeune royauté prussienne la consistance intérieure et l’importance au dehors. Il n’alla point au-delà bien que la tentation fût très forte et le succès très possible. Aujourd’hui Guillaume Ier a fait des choses fabuleusement grandes, il a surpassé de bien loin tous ses prédécesseurs, il a élevé la Prusse à une hauteur que Frédéric le Grand n’aurait pas même rêvée. N’est-il pas tout naturel qu’il se dise : c’est assez, trop de conquêtes pourraient nuire ? Ajoutez à cela que l’empereur, en présence de dynasties légitimes et unies à la sienne par les liens du sang, éprouve des sentimens auxquels reste absolument étranger M. de Bismarck, le politique radical, le politique de la force. Guillaume Ier doit soupçonner qu’un monarque légitime renversant des trônes légitimes mine lui-même les fondemens de sa puissance : d’où il résulte qu’entre l’empereur d’Allemagne et son grand-chancelier il y a des dissentimens très graves, très aigus, et il y a longtemps que cette situation est connue malgré les efforts qu’on fait pour la cacher[1]. »


L’auteur insiste sur les idées de légitimité si chères à

  1. Voyez Die Reform, Wochenschrift redigirt von Franz Schuselka, Vienne ; numéro du 17 juillet 1873.