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ceux qui leur succédaient dans les exploitations rurales. Le même fait se produit encore aujourd’hui dans le Santerre à la distance de quinze siècles. Voici ce qui se passe : du moment où un cultivateur de ce pays a pris une terre à bail, il regarde cette terre comme une chose à lui. Pourvu qu’il paie la redevance annuelle, il ne reconnaît pas au propriétaire le droit de changer les clauses du contrat de louage à l’époque du renouvellement, d’augmenter le prix de la location, ou de choisir un autre occupant. Inféodé pour toujours au sol qu’il exploite, il le donne en dot à ses enfans, le transmet par voie d’héritage, l’afferme à qui bon lui semble, et le propriétaire n’en peut recouvrer la libre jouissance et rentrer dans la plénitude de sa possession qu’en lui payant ce qu’on appelle le droit de marché, qui varie, suivant les lieux, entre le huitième, le quart et quelquefois même la moitié de la valeur du fonds ; dans tous les cas, le fermier reste libre d’accepter ou de refuser la transaction. Cette coutume, profondément enracinée dans les habitudes du pays, n’a pas eu seulement pour effet de diminuer dans une très forte proportion la valeur des biens fonciers et de soumettre les propriétaires à une nouvelle servitude de la glèbe, elle a donné lieu dans tous les temps, y compris le nôtre, aux plus graves délits.

Dans un remarquable discours de rentrée prononcé en 1864 devant la cour d’appel d’Amiens, M. Saudbreuil, alors procureur-général près de cette cour, a retracé en détail l’histoire du droit de marché, et ce discours est comme un supplément aux chroniques de la jacquerie. Un arrêt du conseil en date du 4 novembre 1769 nous révèle qu’à cette époque les habitans du Santerre s’étaient ligués « pour se maintenir dans l’indue possession des biens qu’ils avaient à ferme sans qu’aucun pût prendre le bail de l’autre et le déposséder de sa jouissance, et que ceux qui contrevenaient à cette prétendue loi étaient considérés comme méritant la mort. Ils menacent, dit l’arrêt, d’incendie et d’assassinat les propriétaires et ceux qui osent se présenter pour passer de nouveaux baux ; l’exécution suit de près la menace. Les arbres mutilés, les récoltes volées, les charrues brûlées, les chevaux tués, les domestiques maltraités, sont les moindres violences ; l’incendie des bâtimens et des récoltes, le meurtre, sont fréquens. Ces crimes se commettent la nuit par des gens masqués ; le secret est rigoureusement gardé, et la justice impuissante à punir les coupables. » Malgré les peines sévères édictées par l’arrêt du 4 novembre, le droit de marché resta en vigueur, et se propagea dans un grand nombre de localités voisines du Santerre. En 1724, de nouvelles mesures furent prises pour mettre un terme à « des forfaits impénétrables, » et, comme ces forfaits restaient impunis, ils se multiplièrent dans une effrayante proportion. En 1783, un curé fut tué