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leur grand-père, et qui leur inspirait depuis lors une vénération mêlée de terreur. A mesure que la nuit se faisait, le visage de la nourrice disparaissait, on ne distinguait plus que ses yeux bleus qui brillaient dans l’obscurité ; les enfants se serraient alors contre son fauteuil, n’osant parler ; Olga posait la tête sur les genoux de la nourrice, fermait les yeux, et les contes se changeaient pour elle en réalité. C’était toujours elle, la belle tsarevna qui traversait la mer Noire sur un cygne, ou qu’un cheval ailé portait dans les nuages, et nul autre que le tsarevitch n’avait le droit d’aspirer à sa main. Un jour qu’elle entendit raconter comment le lourdaud Ivass avait épousé la fille du roi, elle se redressa tout d’un coup pour protester : ― Tu sais, Kaïetanovna, ce n’est pas moi, la fille du roi ! - L’été, la marmaille du château s’assemblait, le soir sons les peupliers, et quand Olga s’y trouvait, on jouait au mariage. L’un des garçons faisait le curé ; Olga, parée d’une couronne de feuille de chêne, était la fiancée. ― Tu dois être au moins un comte, disait-elle à son petit mari ; sans cela je ne puis t’épouser ; je suis trop belle pour un simple szlachcic[1].

Elle grandit vite et devint une svelte jeune fille, ayant quelque peine à se tenir droite et toussant un peu. Sa mère s’en inquiétait. ― Olga, disait-elle parfois, prends garde de devenir bossue, on ne pourra plus te marier, et il faudra te faire couturière. ― Elle apprit à danser, à monter à cheval, à chanter, on lui enseigna le dessin et le français. Elle passait pour la plus jolie héritière du cercle, et dès son premier bal sa réputation de beauté fut établie sans conteste. Chaque fois qu’on sortait pour une visite, on la pomponnait comme les chevaux que l’on mène au marché. Partout elle entendait sur son passage des murmures d’admiration. C’est ainsi qu’une couche de glace se forma peu à peu sur son jeune cœur.

L’instituteur lui donnait des leçons. Il lui faisait écrire des exemples, supputer des comptes, lire à haute voix. Tout cela était fort nécessaire, car, lorsqu’elle reçut sa première lettre d’amour, elle ne savait pas encore l’orthographe, et elle ne l’a jamais bien sue. L’instituteur était logé dans un pavillon du jardin et il mangeait à la table de famille. Il s’appelait Toubal. C’était un jeune homme timide avec de grands yeux ronds très myopes, des mains longues et minces : il portait un gilet rouge trop large que lui avait cédé le valet de chambre d’un comte ; mais sous le gilet rouge battait un cœur généreux, il eût facilement donné sa vie pour empêcher un petit chat de se noyer. Quand Olga venait dans son pavillon, elle le trouvait accroupi sur une table, occupé à repriser son linge ou à raccommoder ses souliers ; il rougissait alors, balbutiait,

  1. Hobereau de petite noblesse.