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La grande nouvelle avait couru de village à village, et le dimanche où ils devaient jouer pour la première fois tout propriétaire qui se respectait fit atteler ses petits chevaux à sa britchka pour y conduire sa femme et ses filles. Le théâtre était établi dans la salle assez vaste, mais un peu basse, de l’auberge, et avec leurs panaches les acteurs touchaient le ciel : leur public n’y regardait pas de si près. On jouait une tragédie, Barbara Radzivilovna. Ayant le lever du rideau, les jeunes gens s’étaient groupés autour d’un propriétaire qui était assis sur l’appui d’une fenêtre où il laissait pendiller ses jambes.

― Eh bien ! disait-il, où est donc cette beauté dont vous parlez tant ? Je ne vois rien de pareil jusqu’à présent. ― Les autres se mettaient sur la pointe des pieds pour épier la porte.

Enfin Olga entra dans la salle. ― C’est elle, dit Mihaël après une pause. - Il alla tout droit aux parents de la jeune fille, et se présenta lui-même. Son nom était fort connu ; il fut bien reçu. La mère eut pour lui un sourire des plus avenants, et Olga l’écoutait parler avec intérêt. Son aplomb, son sang-froid, l’avaient étonnée ; elle ne songeait nullement qu’elle pourrait l’aimer ou devenir sa femme. C’est cependant ce qui arriva cinq semaines après.

Au fond, il ne la charmait pas ; mais il lui imposait, et c’est beaucoup. Mihaël avait fait ses études, puis voyagé, et il revenait à son pays natal avec une résignation enjouée. Il parlait de tout sans façon, des acteurs, de la pièce, et pouvait sourire quand elle avait envie de pleurer. ― C’est encore heureux disait-il, que vous ne soyez pas fardée : voyez comme ces demoiselles pleurent des larmes de sang. ― En effet, sur les joues des dames le rouge coulait avec leurs larmes, c’était triste et comique à la fois.

Il avait obtenu la permission de venir nous voir, et il en profita. Chaque fois qu’il vint, la mère d’Olga trouvait un prétexte pour les laisser seuls. Il parlait alors de ses voyages ; il avait parcouru l’Allemagne et l’Italie, et il savait raconter ce qu’il avait vu. Il était d’ailleurs plein d’attention ; en général, les femmes ne vantaient pas sa politesse, mais, lorsqu’il était avec Olga, il épiait ses moindres désirs. Il était souvent question de lui ; il avait la réputation d’un homme dur, sévère, orgueilleux ; néanmoins son esprit fin et cultivé, ses connaissances variées et plus d’une preuve de courage lui avaient valu dans son cercle une grande considération. On savait que ses propriétés étaient franches de dettes, et qu’il les exploitait d’après le nouveau système ; c’était, à dix lieues à la ronde, le meilleur parti.

Plus elle le voyait redouté des autres, plus Olga éprouvait de plaisir à voir cet homme énergique et actif occupé d’elle et à le faire souffrir. Elle assouvissait sur lui sa cruauté de vierge. Elle n’était