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des romans, que faut-il de plus ? Les hommes ensuite, ils sont là pour payer nos plaisirs, pour nous amuser et nous adorer au besoin. C’est ainsi que sa vie s’écoulait sans nuage. Puis elle eut des enfants ; c’était une occupation. Son cœur n’avait jamais parlé ; parfois seulement, lorsqu’elle lisait des poètes, elle eut comme une intuition d’une autre existence, comme un vague désir qui la troublait et qui faisait courir le sang plus vite dans ses veines. ― Néanmoins sa vie serait toujours restée ce qu’elle était alors, si son mari avait su ne jamais laisser sa vanité sans aliments...


III.

― Ce que je dis là est la vérité, reprit-elle en se tournant vers moi et me regardant à travers ses paupières frémissantes. ― Elle souriait avec malice, et sa voix était insinuante comme celle d’un enfant. Elle se leva lentement et s’approcha de la fenêtre, le visage tourné vers la lune. Sa tête était penchée en arrière, ses bras pendaient, elle était baignée de lumière ; les parfums et les voix de la nuit l’enveloppaient, la brise soulevait ses cheveux et jouait avec son vêtement. ― Je voudrais m’envoler, dit-elle enfin d’un ton d’inexprimable langueur. Elle étendit les bras, ses longues manches garnies de dentelles flottaient derrière ses épaules, semblables à des ailes d’ange.

L’impossible à ce moment me partit possible ; je cessai de raisonner. ― Pourquoi ne voles-tu pas ? demandai-je.

― Je le pourrais, répondit-elle tristement ; mais Olga ne le permet pas...

Je frissonnai.

― Un paysan traverse la passerelle de l’autre côté de la forêt, s’écria-t-elle subitement avec vivacité ; il va tendre des lacets à mes merles, le scélérat !

― Veux-tu continuer ? lui dis-je après une pause assez longue.

― Je veux bien. Ici tout s’éclaircit devant mes yeux, et ma langue se délie.

― Mais comment peux-tu raconter avec cette précision, sans oublier le moindre détail, à la fois attentive et indifférente, comme s’il n’était point question de toi ?

Elle hocha la tête et sourit. ― Puisqu’il ne s’agit pas de moi, dit-elle ; c’est d’Olga que je parle. Je la vois comme je vois les autres personnes, et j’assiste aux événements comme s’ils arrivaient sous mes yeux. L’espace, le temps, ont disparu pour moi : passé, avenir, se mêlent au présent. Quand je vois Olga enfoncée dans ses coussins et absorbée par un roman français, je vois en même temps