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pour la saluer. Mihaël la pria de faire servir le thé. Quand le Cosaque eut mis la nappe et installé à leur place la lampe et le samovar bourdonnant, Olga vint s’asseoir dans l’un des petits fauteuils après avoir répondu par un signe de tête au salut de Vladimir. Le Cosaque offrit des viandes froides, la barina remplit les tasses, alluma sa cigarette à la lampe et s’enfonça dans son fauteuil. Les deux hommes reprirent leur conversation sans s’occuper davantage de sa présence, pendant qu’elle suivait du regard les anneaux de fumée bleue qui se dissipaient lentement, et qu’à travers ses paupières à demi-closes, ombragées de longs cils noirs, elle contemplait Vladimir.

Il n’était ni beau ni laid et paraissait très jeune. C’était un homme de taille moyenne, maigre et d’apparence presque chétive, avec des mains fines et des pieds étroits ; mais son port et ses allures trahissaient une rare énergie. Son visage, naturellement pâle sans la moindre nuance de rouge, avait pris sous l’action du soleil un ton brun bilieux. Le front, un peu bas, montrait au-dessus de l’arcade des yeux et du nez fortement busqué des proéminences qui auraient frappé un phrénologue. Un menton légèrement pointu, une bouche aux lèvres pleines avec deux rangées de dents splendides, complétaient cette physionomie, qui ne manquait pas de caractère. Vladimir ne portait pas de barbe, en revanche il avait d’épais cheveux bruns qu’il ramenait en arrière à la façon des pasteurs protestants. Olga ne le perdait pas de vue, tout en évitant de rencontrer son regard ; elle dut y mettre beaucoup de volonté, car les grands yeux clairs et profonds de cet homme exerçaient une attraction, une fascination magnétique. L’expression de ces yeux était changeante : tantôt, fermés à demi, ils lançaient des éclairs de malice sarcastique, tantôt ils brillaient d’un éclat humide, ou bien il y rayonnait une froide et pénétrante clarté ; mais toujours il y avait dans leur regard une franchise, une sincérité qui commandait la confiance. De toute sa personne, en dépit de ses façons simples et réservées, se dégageait une certaine poésie.

Tel était l’homme qui en ce moment ne voulait pas prêter la moindre attention aux petits manèges de la plus belle femme du district. Il causait avec Mihaël de l’amélioration de la race chevaline, de l’aménagement des forêts, puis des affaires du pays. Olga finit par jeter sa cigarette et par écouter avec intérêt. ― Notre conversation vous ennuie, madame ? fit Mihaël, qui eut un sourire singulier.

― En aucune façon, repartit Olga. J’ai plaisir à vous écouter. Nous oublions trop souvent jusqu’à quel point notre existence est précaire, et combien il faut d’efforts et de peines pour l’assurer.