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Cependant, même en ce qui concerne l’origine des aptitudes esthétiques, l’innéité garde la prépondérance.

En étudiant l’histoire des hommes célèbres, combien ne trouve-t-on pas d’imaginations brillantes, d’aptitudes exceptionnelles aux arts, à la poésie, à bien écrire, qui ne procèdent aucunement de l’hérédité ! Il n’y a pas besoin d’en chercher loin de nous des témoignages. Lamartine, Alfred de Musset, Meyerbeer, Ingres, Delacroix, Mérimée, ont manifesté des talens dont ils ne sont redevables en rien à leurs ascendans. L’histoire des savans proprement dits nous montre la part de l’hérédité plus réduite encore. On cite des familles de savans. Combien y en a-t-il ? Une douzaine au maximum. En revanche, combien de savans illustres parmi les ascendans desquels on ne rencontre que des gens ordinaires ou remarquables par des talens bien différens de ceux qui caractérisent le savant ! Où sont les influences héréditaires qui ont formé un Cuvier, un Biot, un Fresnel, un Gay-Lussac, un Ampère, un Blainville ? Il est clair qu’ici l’innéité et l’éducation ont joué le principal rôle. La vie des écrivains n’est pas plus d’accord avec les prétentions des partisans absolus de l’héréditarisme.

Où l’innéité semble plus particulièrement triompher, c’est parmi les philosophes. Les auteurs ne donnent pas de listes de philosophes ayant hérité de leurs ancêtres des aptitudes à la spéculation. Il y a là une série de faits expressément négatifs qu’ils passent sous silence et que l’on ne considère point assez d’habitude. Les métaphysiciens, justement parce qu’en eux l’élément spirituel seul travaille, sont affranchis de toutes les influences du déterminisme héréditaire. Celui-ci est d’autant moins actif qu’il donne lieu à la transmission de caractères moins physiologiques et plus psychologiques. Or quoi de plus psychologique, quoi de plus exempt d’élémens sensoriels et de facteurs mécaniques que l’âme d’un spéculatif ? , En réalité, les grands métaphysiciens n’ont pas eu d’ancêtres et n’ont pas laissé de postérité. Le génie philosophique a paru toujours absolument individuel, inaliénable et intransmissible. Il n’y a pas un seul penseur célèbre dans l’ascendance ou la descendance duquel on puisse retrouver l’indice précurseur ou le souvenir des aptitudes éminentes qui ont fait sa gloire. Descartes et Newton, Leibniz et Spinoza, Diderot et Hume, Kant et Maine de Biran, Cousin et Jouffroy, n’ont ni aïeux ni postérité.

Telle est l’innéité. Il faudrait, pour en apprécier exactement le rôle, établir d’une façon générale et dans ses rapports avec le tempérament, l’éducation, le milieu cosmique et social, etc., la genèse et le développement des aptitudes par lesquelles tel homme supérieur se distingue nettement de ses ascendans, rassembler, en essayant de les ordonner, les élémens caractéristiques qui