Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/933

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

César agrandit la puissance de Rome, et en même temps, à un égal degré, menace la liberté de l’état. Cet homme de génie, ce héros, il s’agit de le tuer, question au demeurant fort controversable et qui prête aux scrupules de conscience bien autrement que celle dont Hamlet meurt accablé. Si terrible qu’il soit, l’acte exigé du jeune prince de Danemark répond à une idée de justice ; il ne l’invente pas, il en subit la loi fatale. Brutus, au contraire agit volontairement ; n’obéit qu’à son libre arbitre. Nulle voix de la tombe ne s’élève pour lui dicter sa conduite ; en tuant César, il se venge non pas du mal qu’on lui a fait dans le passé, mais d’un mal qu’on lui pourrait faire dans l’avenir. Son meurtre est un acte simplement préventif, il lèsent, veut la fin et renie les moyens, risque le premier pas, puis recule devant le second et le troisième. « Pour dire la vérité sur César, je ne me suis jamais aperçu que ses passions aient pris le pas sur sa raison ; mais c’est une chose bien connue que l’humilité est l’échelle de l’ambition à ses débuts, l’échelle que l’ambitieux grimpe la face de son côté, et lorsqu’il a une fois atteint le faîte suprême, il tourne alors le dos à l’échelle, et regarde en haut les nuages, méprisant les vils degrés par lesquels il est monté. C’est ce que peut faire César ; pour qu’il ne le puisse, il faut donc le prévenir. » La justice humaine eut-elle jamais ce droit de procédure psychologique ? Est-il permis à l’individu le plus honnête, le plus pur, de saisir et d’incriminer nos pensées, de frapper l’acte avant l’accomplissement ? Bacon a dit son mot là-dessus comme Shakspeare. Dans un banquet auquel assistent Brutus et Cassius, cet argument est discuté. A la demande s’il est légitime de tuer les tyrans, plusieurs ont répondu : oui, par cette conviction que la servitude est le pire des maux ; d’autres cependant se plaisent à rechercher si, pour le bien de la patrie ou quelque grand intérêt à venir, il peut être permis de s’écarter de la justice. « A quoi le Thessalien Jason avait coutume de répondre qu’il faut savoir au besoin commettre l’injuste quand le juste en doit résulter, — ce qui de toutes les propositions est la plus erronée. De ce qui est juste dans notre temps, nous en sommes juges ; mais qui peut se porter garant pour l’avenir ? C’est affaire aux hommes de se conduire selon la notion du bien et du juste qui règne dans le présent et de laisser l’avenir à la providence divine. » Que Brutus m’attendait-il ? Qui sait ce que la destinée aurait fait de César avant peu ? Avec ce corps flétri, usé, ce tyran démasqué, la maladie, une révolution inattendue, pouvaient en finir d’un jour à l’autre.