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appelle Thiriot tout court, il le nomme Hermotime dans ses épîtres : ô mon cher Hermotime ! c’est plus noble[1]. Tout ce qui offre un caractère hardiment original lui échappe ou le blesse ; de là son goût marqué pour le sobre et froid Addison. Ayons du scrupule sur le choix de l’expression, de l’attention à ne nommer les choses que par les termes généraux, soyons pompeux, soyons vagues, versifions ; s’il se rencontre une occasion d’être poète, évitons-la ! Shakspeare, de même que Virgile, ne dit jamais tout, il vous laisse rêver. « Wake ! » Ainsi parlent à Brutus les mystérieux avertissemens : style d’oracle, bref, elliptique. A la place d’un mot, Voltaire met des alexandrins :

Quel billet, sous mon nom, se présente à ma vue ?
Lisons : « Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers ! »


Et c’est ainsi qu’il s’imagine faire parler de vrais Romains, tandis que Shakspeare, en les faisant parler comme des hommes, avilit la majesté de l’histoire. « Cela est naturel, oui, mais c’est le naturel d’un homme de la populace, ce n’est pas ainsi que parlaient les grands hommes de la république romaine. » Et Voltaire se console en constatant pour la centième fois que le goût n’était pas formé. Tout à l’heure nous l’avons entendu s’écrier que les personnages de Cinna n’étaient ni de vrais Romains, ni de vrais sénateurs. Lisons maintenant cette variante à propos de Jules César : « cela n’est pas tout à fait dans le style de Cinna ; mais chaque peuple et chaque siècle ont leur style et leur sorte d’éloquence ! » Ici, une question s’offre d’elle-même : si Corneille, pas plus que Shakspeare, n’a réussi à faire de vrais Romains, « de vrais sénateurs ! » qui donc, justes dieux, en élève, et vers quel fabricant se tourner pour en posséder d’authentiques ? Voltaire, là-dessus, ne vous laisse aucun doute. Annotant sa Mort de César, c’est lui qui se charge de nous instruire que « c’est ainsi que Brutus devait parler de Cicéron, » et il ajoute : « Ce portrait est conforme à l’histoire, ce vers :

Hardi dans le sénat, faible dans le danger,


est très vrai. » Puis il invite les partisans du beau naturel de Shakspeare à relire :

César était au temple, et cette fière idole. ..
  1. Un critique anglais, comparant l’exposition d’Iphigénie à la première scène d’Hamlet, cite les beaux vers de Racine, et tout en leur rendant hommage se prend à dire que le mot de la sentinelle d’Elseneur, — Je n’ai pas entendu une souris trotter, — quoique moins classique, pourrait bien être plus naturel. — « Oui, monsieur, réplique Voltaire ébouriffé ; c’est ainsi que répond un soldat dans son corps de garde ; mais on ne s’exprime pas de la sorte sur un théâtre en présence des plus nobles femmes de la nation, lesquelles s’expriment noblement et devant qui on doit s’exprimer de même. »