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marché ; les traductions aussi. Diogène, lui, ne cherchait qu’un homme, tandis que ce diable de La Place, avec sa lanterne électrique, faisait la chasse aux fantômes, et force était de rendre à Shakspeare son revenant. Encore une amende honorable dont un moins habile s’effraierait, mais que Voltaire va tourner au profit de sa rancune. « Les Anglais ne croient assurément pas plus que les Romains aux revenans ; cependant ils voient tous les soirs avec plaisir dans la tragédie d’Hamlet l’ombre d’un roi qui paraît sur le théâtre dans une occasion à peu près semblable à celle où l’on a vu à Paris le spectre de Ninus. » Et, sans autre terme de justification, il saisit cette entrée en matière pour déchiqueter une fois de plus à belles griffes « une pièce grossière et barbare qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de l’Italie. » Et penser qu’aux applaudissemens de Diderot et de tant d’autres Letourneur, un faquin, s’était permis d’appeler Shakspeare le dieu créateur du théâtre ! Voltaire alors, par indignation de cette popularité croissante, se retourne du côté des anciens, il se monte la tête pour les Grecs, s’en fait des alliés contre l’ennemi commun, oubliant, avec sa légèreté ordinaire, qu’il les a traités de rudes et grossiers, et qu’il n’a pas plus ménagé l’Iliade et l’Alceste qu’il n’épargne Hamlet[1]. « Nous leur devons tout, dit-il à la duchesse du Maine dans la préface d’Oreste. Aucun art n’est né parmi nous, tout y a été transplanté ; mais la terre qui porte les fruits étrangers s’épuise et se lasse, et l’ancienne barbarie, aidée de la frivolité, percerait encore quelquefois malgré la culture ; les disciples d’Athènes et de Rome deviendraient des Goths et des Vandales amollis par les mœurs des Sybarites sans cette protection éclairée et attentive des personnes de votre rang[2]. »

À ces préfaces, avant-propos, fragmens de correspondances et dédicaces, je voudrais joindre les pages sur le théâtre anglais signées du pseudonyme Jérôme Carré (1761), les notes accompagnant la traduction en vers libres de Jules César (1762) et son hommage à l’Académie française mis en tête de sa tragédie d’Irène (1778), le tout formerait un volume à part, et l’on aurait ainsi le répertoire complet des diatribes de Voltaire sur Shakspeare. Un pareil extrait, fort piquant d’ailleurs comme vocabulaire d’injures et petit catéchisme de poche, porterait avec lui sa moralité, et l’on

  1. La réputation d’Homère est déclarée par lui un paradoxe ! et, parlant de la Divine Comédie, il trouve qu’il y a « dans cet énorme ouvrage une trentaine de vers qui ne dépareraient pas l’Arioste. »
  2. Autre part il envoie Euripide et Sophocle à l’école de Racine pour s’y instruire dans l’art de faire une bonne exposition de tragédie. « Je maintiens que Sophocle et Euripide eussent regardé la première scène de Bajazet comme une école où ils auraient profité. On admire Sophocle, mais combien de nos bons auteurs ont-ils des traits de maître que Sophocle eût fait gloire d’imiter ! »