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des emprunts qu’il avait sur la conscience, et pour prouver qu’il n’avais rien pris, il s’arrangeait de manière à rayer du texte tout ce qu’il avait pris ; réduisant les cinq actes, à trois, interpolant, tronquant les dialogues, semant l’absurde à pleines mains, et ne négligeant pas une supercherie pour amener le lecteur à dire que c’était en effet là une conception à faire pitié et non envie. Cependant, malgré ce furieux antagonisme, Shakspeare chaque jour gagnait du terrain. Après les traducteurs en prose venaient les traducteurs en vers, les commentateurs académiques et autres, les Barthe, les Ducis, les Mercier, appariteurs encore bien timides, inventeurs de la dilution homœopathique appliquée à la tragédie : esprits bornés, mais braves gens dont les efforts préparaient le public à la libre et entière initiation. D’autre part, Diderot et Rousseau aidant, le drame, le roman bourgeois prenaient faveur. L’Angleterre à son tour s’engageait dans la querelle. Home, Samuel Johnson, élevaient la voix, et l’essai de mistress Montagu[1], très net, très sensé, très direct, eut les applaudissemens de la galerie en osant dire son fait avec grande raison et une moquerie à cette critique du sarcasme et de la frivolité. On s’amuse à voir la façon toute doctrinaire et pédagogique dont la savante dame relève les erreurs de Voltaire, qu’elle traite à tort d’ignorant, l’ignorance de Voltaire n’étant en pareil cas que trop voulue. Quoiqu’il en soit, mistress Montagu nous paraît être complètement dans son droit alors qu’elle poursuit au nom du lexique et de la grammaire les ridicules contre-sens dont Voltaire émaille à plaisir ses citations. J’ajoute même qu’il ne me fâche point de l’entendre apprécier à leur valeur certaines assertions didactiques, celle-ci par exemple à propos du vers non rimé qu’emploie Shakspeare : « les vers blancs ne coûtent que la peine de les dicter ; cela n’est pas plus difficile à faire qu’une lettre. » Joyeuse drôlerie à laquelle la doctoresse riposte par ces mots : « les gens qui ne s’y connaissent pas se figurent que tout ce qui est bien fait soit aisé à faire, et quiconque aura la moindre intelligence du sujet saura comme nous que le blank verse n’a jamais réussi qu’à deux poètes, Shakspeare et Milton. » Les lettres et les écrits de Voltaire à cette époque portent l’empreinte de la plus chagrine mauvaise humeur ; il ne parle que de la barbarie envahissante, récrimine contre le monde entier, contre lui-même. N’a-t-il pas en effet tout à se reprocher ? Si les choses tournent si mal, n’est-ce point au grand réformateur qu’il faut s’en prendre ? Qu’avait-il besoin d’aller ainsi aux découvertes, d’ouvrir ces voies de toute sorte où le siècle maintenant « se précipite à bride abattue ? »

  1. An Essay on the writings and genius of Shakspeare, with some remarks upon the misrepresentations of M. Voltaire, 1769.