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nom ! Chose plus triste encore, cette Académie assistant sans protester à de telles défaillances du sens moral ! On dirait en littérature le sénat de Tibère ! C’est à cette même Académie qu’en 1778 il dédiait Irène, sa dernière tragédie, qu’une dernière préface accompagne où s’exhale sa dernière imprécation. Désormais il n’appartenait à personne d’arrêter le mouvement. Voltaire n’avait pas encore fermé les yeux, et déjà des voix sorties de la génération nouvelle proclamaient Shakspeare le génie créateur de la poésie dramatique. Après sa mort que serait-ce ? Comment arrêter le siècle sur sa pente ? comment reprendre ce qu’il avait donné ?


VI

Car Voltaire, c’est incontestable, à ne parler que du théâtre, avait beaucoup donné, beaucoup tenté. Il a essayé d’ouvrir des voies dans tous les sens, il a l’effet dramatique, et possède en plus quelquefois l’émotion, l’accent humain ; à ce compte, Zaïre, Alzire et Tancrède forment dans son répertoire un groupe très particulièrement intéressant. Il voudrait élargir, aérer, mais il n’ose. « Que dirait notre public si délicat, que penserait la coutume, reine du monde ? » Et cependant sa vue s’étend au-delà du cercle ordinaire, sa géographie va de la Chine au Pérou, de la France aux déserts de l’Arabie ; dans les Guèbres, il pousse l’audace jusqu’à mettre à la scène un jardinier ! « De tels personnages, qui se rapprochent de la nature, ont paru devoir faire plus d’impression que des princes amoureux et des princesses passionnées. Les théâtres ont assez retenti de ces aventures tragiques qui ne se passent qu’entre des souverains. » Le voilà défendant à son profit ce qu’il a constamment combattu chez les autres ; mais ses réformes ne portent que sur l’accessoire. Pour comprendre, peut-être lui eût-il suffi de vouloir ; au lieu de cela, nous le voyons dénigrer ce qu’il pouvait se faire tant de gloire d’avoir découvert. Christophe Colomb d’étrange espèce qui montre à son pays le nouveau monde et s’écrie en même temps : « Gardez-vous bien d’y mettre les pieds, car vous n’y trouveriez qu’une atmosphère empoisonnée et des marécages pleins de serpens ! » C’est donc dans une sphère plus bornée, au dedans du cercle dés trois unités et d’un idéal dramatique toujours subordonné aux fantaisies du public qu’il convient d’examiner ses réformes.

Voltaire possède l’art de l’adaptation ; c’est un arrangeur admirable. La Mort de César, Zaïre, sont des remaniemens ad usum delphini, et de même que Zaïre est une autre Atalide, Orosmane offre un composé d’Othello et de Bajazet. Son théâtre, à ce point de vue, est des plus riches. Comédie, tragédie, drame bourgeois,