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ina perçue, et qu’entre le sauveur de Rome et l’auteur de Rome sauvée on ne distinguait pas. Comme il s’imaginait être Cicéron, il pouvait aussi bien se croire Tancrède. N’était-il pas le vengeur de Calas, n’avait-il pas toujours pris en main la cause de l’innocence, et jeté son gantelet pour toutes les Aménaïdes aux pieds de tous les Orbassans ? Cœur généreux, inflammable, qu’un esprit mauvais tenait à la chaîne, avec plus d’imagination que n’eût-il été, puisque le peu qu’il en avait suffisait pour l’entraîner si loin dans l’émotion et faire taire parfois le sarcasme sur ses lèvres ! Il cède au charme à son insu, l’Orient l’attire, le captive par son romantisme vaguement pressenti, et c’est à l’épopée des croisades qu’il emprunte le sujet de son plus beau poème dramatique. Sans aucun doute, ce moyen âge-là n’a rien de vrai ; mais que tout cela est noble et chevaleresque ! En même temps que le clinquant de Tasse, vous y trouvez tout son or. Musset ne se lassait pas de proclamer Tancrède un chef-d’œuvre.

Héroïsme, chevalerie ! ce poète de soixante-sept ans brûle de toutes les flammes de la jeunesse. Il a, comme Tancrède, connu l’exil à Genève, à Versailles, à Sans-Souci, chez les rois comme chez les républicains, il a connu l’ingratitude et la calomnie, et c’est un spectacle superbe de le voir ainsi, au premier son de la trompette guerrière, s’élancer au combat pour défendre l’innocence.

Ministres de la mort, suspendez la vengeance,
Arrêtez, citoyens, j’entreprends sa défense,
Je suis son chevalier…


L’emphase même du langage semble aider à l’effet de cette noble scène ; on croirait entendre du Gluck. Telle de ces tirades vaut un récitatif d’Armide, et le rococo du costume et de la déclamation ne peut rien contre ce fier élan qui vous entraîne :

Viens mourir de mes mains ou m’arracher la vie,
Je jette devant toi le gage du combat ;
L’oses-tu relever ?


Et à propos de ce merveilleux Tancrède, où le retrouve l’esprit sagace du chercheur, c’est dans la nouveauté métrique du dialogue.

Chez un disciple aussi absolu que l’était Voltaire de la tradition du XVIIe siècle, chez un tel maniaque de la règle des trois unités, cette rupture avec l’ancien rhythme reste un fait significatif. Tandis que l’Anglais et l’Allemand ont leur ïambe, qui se meut libre et sans joug dans la simple harmonie de la mesure, nous ne possédons, nous, au théâtre, que l’alexandrin, pompeux et solennel de