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aux institutions comme aux ministères cette durée et cet équilibre que réclame le développement des intérêts. « Dans la plupart des cas, a dit un publiciste anglais, mieux vaut l’esprit de suite avec la médiocrité que le tohu-bohu avec de grands talens. » L’Espagne a eu pour sa part les grands talens et le tohu-bohu. À la vérité, deux de ses hommes d’État ont opéré des miracles. L’un, type des conservateurs bouillans et des gouvernemens de combat, le général Narvaez, a su se faire obéir des tempêtes et maintenir l’Espagne en repos durant la révolution de 1848, qui a ébranlé les plus solides monarchies. L’autre, plus libéral et flegmatique, le général O’Donnell, a fait durer cinq ans un cabinet qui s’est illustré par de grands travaux publics, par le règlement définitif obtenu du Saint-Siège pour le désamortissement des biens du clergé, et par cette glorieuse guerre du Maroc dont le succès a excité les ombrages de l’Angleterre. Les exceptions ne font pas la règle ; durant quarante ans, l’ordre n’a guère été en Espagne qu’un accident heureux. Le tohubohu a fini par dévorer les grands talens aussi bien que les petits. Quelle rapidité dans les mutations ! Que de ministères faits et défaits en quelques jours ! Les caractères les plus forts se sont brisés dans la lutte, la patience a manqué aux plus persévérans. Cette fragilité du pouvoir s’est communiquée aux principes mêmes de l’État ; l’Espagne a eu coup sur coup cinq assemblées constituantes et plus de cinq constitutions. Triste sort pour un pays que d’être gouverné par des hommes et par des choses sans lendemain ! ces régimes éphémères diminuent à la longue l’âme d’un peuple et n’y laissent de place que pour des pensées d’un jour.

Telle a été la destinée de l’Espagne, et il faut convenir que les amis de la monarchie lui ont fait plus de mal que ses ennemis, que la république n’a rien détruit, qu’elle a succédé à des institutions qui s’étaient comme acharnées à se détruire elles-mêmes, qu’elle est née de l’impuissance de constituer autre chose, qu’elle a bâti sur des décombres, et que, si elle avait besoin d’une excuse, elle la trouverait dans la déshérence d’un trône qui deux fois est resté vide. Aussi, avant de rechercher quelles difficultés particulières et nouvelles a pu susciter son avènement, il est naturel de se demander comment il se fait qu’un peuple doué de qualités rares n’ait pu se donner jusqu’aujourd’hui un gouvernement stable, et quelles influences malignes ont traversé en Espagne rétablissement de la monarchie constitutionnelle[1].

  1. La Revue a publié autrefois plus d’une étude sur la politique espagnole. Nous tenons surtout à rappeler ici les instructifs et remarquables travaux de M. Ch. de Mazade, qui les a réunis dans deux volumes intitulés l’Espagne moderne et les Révolutions de l’Espagne contemporaine. Ces deux ouvrages jouissent en Espagne même d’une juste réputation.