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rencontrent un jour dans la gare d’un chemin de fer, les paroles qu’ils échangent sur leur position respective ne laisseront-elles qu’un souvenir peu conforme au sentiment qui les aura dictées. « Eh bien, dit Balzac à Gavarni, nous voilà tous les deux! Vous, vous êtes criblé de dettes, moi je suis obligé de prendre les troisièmes !» — A qui la faute après tout ? Il n’y avait là ni un de ces grands coups d’injustice dont le sort frappe quelquefois les plus méritans, ni même un contraste bien imprévu entre l’éclat de la renommée et l’incertitude ou l’humilité de la situation matérielle; il y avait tout uniment la conséquence très naturelle de sacrifices faits à des vanités de plus d’une sorte, et l’on ne saurait prendre fort au sérieux ces prétentions au martyre, alors que tout se résume dans la juste expiation d’écarts volontaires et de l’abandon systématique du droit chemin.

Le moment vint pourtant où, soit satiété, soit effet d’une influence plus haute, Gavarni s’éloigna pour n’y plus rentrer que par la pensée du milieu énervant et troublé où il vivait depuis sa jeunesse. Même avant de se rendre en 1847 à Londres, qu’il devait habiter pendant quatre ans, sans y chercher, — ses lettres en font foi, — les distractions dont il avait eu si longtemps le goût et l’habitude, il s’était créé sur la route de Versailles, au lieu dit le Point-du-Jour, une retraite où les anciens compagnons de plaisir ne pénétraient plus guère, où les bruits du monde des bals publics et des théâtres n’arrivaient qu’à l’état d’inoffensifs échos. Une fois revenu de son voyage en Angleterre, Gavarni se réinstalla dans cette demeure avec la volonté de s’y renfermer plus étroitement que jamais. Là, le plus souvent seul avec lui-même, — le mariage contracté par lui en 1844 n’ayant pas plus, à ce qu’il semble, enchaîné son indépendance que le même lien n’avait autrefois gêné celle de La Fontaine, — livré à un travail si assidu que pendant une année entière il peut, sans compter le reste, donner régulièrement chaque jour au journal Paris une lithographie de sa main[1], il ne se délassait de son rude labeur qu’en bouleversant incessamment, sous prétexte de les embellir, les plates-bandes et les massifs du vaste jardin qui s’étendait devant sa maison. Malheureusement, quoique plus innocente que les autres, cette nouvelle passion ne devait pas avoir une influence moins désastreuse sur les affaires du pauvre artiste. La manie des plantes et des arbustes rares, des fabriques coûteuses et des accidens artificiels du sol, le besoin d’abattre, de planter ou d’édifier un peu partout, ces fantaisies enfin ou ces entraînemens qu’il avait si finement raillés dans la jolie suite intitulée Faits et

  1. Il est arrivé à Gavarni d’exécuter pour ce journal jusqu’à vingt-sept lithographies en une semaine, et, à une autre époque, d’en publier quatre-vingt-seize dans divers recueils du 1er janvier au commencement d’avril.