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gestes du propriétaire, il en devenait à son tour la victime et retombait ainsi dans des embarras d’argent d’autant plus périlleux qu’il comptait en partie pour en sortir sur des ressources étrangères à la fécondité de son crayon.

Je m’explique : l’artiste chez Gavarni était doublé d’un mathématicien. De tout temps, ce peintre de mœurs si attentif à l’observation des vices ou des ridicules humains avait étudié avec le même zèle les problèmes les plus ardus de la science et couvert de figures géométriques ou de chiffres presque autant de feuilles de papier qu’il employait de pierres ou de pages d’album pour la traduction de ses idées pittoresques. Pendant bien des années toutefois, il ne s’était agi là pour lui que de la satisfaction d’un goût particulier, d’un instinct qui le poussait à se rendre compte de ce qu’il appelait « la musique des lignes et des nombres. » Ses calculs mathématiques, si sérieux qu’ils fussent, n’intéressaient rien de plus que la curiosité de l’amateur : peu à peu l’amour-propre d’auteur s’en mêla. A tort ou à raison, Gavarni crut avoir découvert certaines lois, inventé certains procédés scientifiques, qu’il lui arriva plusieurs fois de soumettre à l’examen de l’Académie des sciences[1], et de la publication desquels il espérait, le cas échéant, tirer profit. « Quand j’aurai fait, disait-il, quelques lithographies de plus ou de moins, il n’en résultera pas grand’chose, tandis que, s’il y avait le théorème Gavarni!.. » Et un autre jour : « J’ai imaginé une petite mécanique pour trouver des intégrales que je porte toujours sur moi,... et c’est quelque chose qu’un homme qui a une jolie collection d’intégrales. On ne sait pas, elle peut se vendre très cher; » il est vrai qu’il ajoutait « après la mort » de celui qui l’aura formée. Gavarni est mort depuis plus de six ans, et les résultats de ses recherches n’ont rien acquis encore du succès auquel il les supposait destinés; mais si, comme M. Yriarte l’annonce dans la notice qu’il a placée en tête des essais littéraires de l’artiste, le fils de celui-ci compte livrer prochainement au public cette série de travaux scientifiques, c’est aux juges compétens qu’il appartiendra de décider dans quelle mesure elle peut être utile et jusqu’à quel point elle achève de recommander un nom si digne de survivre d’ailleurs. Quant à nous, est-il

  1. Voici les titres de quelques-uns des mémoires sur des questions scientifiques que Gavarni avait composés et qu’il se proposait de publier sous l’étiquette collective de Cahiers de recherches : Propriétés du segment ou trigonométrie mixtiligne,— de la Transmission des quantités de mouvement entre les masses supposées absolument dures ou rigides,— Théorie du travail des forces tournant sur leur point d’application, etc. En outre Gavarni s’était fort occupé de recherches ayant pour objet tantôt la fabrication d’un appareil qui permettrait de mesurer les battemens du cœur ou celle d’un canon qu’il serait impossible d’enclouer, tantôt une notation moins compliquée de la musique, tantôt enfin la découverte d’une force motrice pouvant, comme le gaz, se débiter à volonté et par quantités proportionnées aux besoins de chacun.