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Trévise cependant mériterait qu’on s’y arrêtât un instant, c’est une ville pourvue de palais et d’églises et plantée à souhait pour l’aquarelliste, qui trouve à chaque pas de jolies places à arcades, des marchés en plein vent appuyés à des monumens d’une belle silhouette, des carrefours à fontaines qui se composent au gré de l’artiste avec de jolies figures colorées pour animer la scène. La cathédrale renferme un Titien célèbre dans toute l’Italie, une Annonciation très serrée d’exécution et plus ferme de dessin que tout ce que nous connaissons du maître, sans que toutefois cette retenue ait enlevé du charme ou de la puissance au coloris. Il est aussi de tradition pour les artistes d’aller sonner au Mont-de-Piété afin de voir un Giorgione, un Christ au tombeau. On sait que de tous les artistes italiens, si féconds et si prodigues, le doux Giorgione reste le plus mystérieux et le plus rare, et c’est un nom qui attire invinciblement. Il faut de longs pourparlers à travers les guichets, de longues transactions et quelques bonnes mains pour décider le custode à vous laisser pénétrer dans ce Mont-de-Piété qui n’est pas indiqué dans l’itinéraire; enfin on se trouve en face d’une toile certainement authentique, mais très endommagée par le temps, et qui n’a plus que la saveur du Giorgione. Nous conseillons au voyageur d’errer dans les couloirs et de visiter les bureaux du Mont-de-Piété, installé dans un ancien couvent; ils verront là une fresque intéressante qui pourrait être attribuée au Bonifazio.

A partir de Trévise, on se sent en plein souvenir de l’empire; tous les villages ont donné des titres aux généraux et aux maréchaux de Napoléon Ier, et l’empreinte que le vainqueur a laissée dans tout ce territoire est encore vivante et profonde. Pas un hôtel, pas une osteria qui ne soit décorée de gravures du temps de l’empereur et de portraits de cette époque. Ici c’est le pont d’Arcole, là c’est Lodi, Roveredo, Bassano; c’est Bonaparte sous toutes ses manifestations populaires ou épiques, « calme sur un cheval fougueux, » ou drapé dans les plis du drapeau d’Arcole. Le canon jadis a troué les murs de ces chaumières et labouré ces champs; mais ce qui étonne le voyageur qui peut pénétrer le sens intime des choses et se mêler au peuple, dont il entend le langage, c’est que de cette domination et de cette invasion étrangères il ne reste ni souvenir de haine ni levain de vengeance. Peut-être le Français vainqueur, avec une certaine tendresse particulière à la race, avec une humanité spontanée et une sociabilité inconsciente, est-il parvenu après l’action à en faire oublier la violence. Quoi qu’il en soit, les vieillards, en reconnaissant des voyageurs français, leur montrent avec un sourire les plaques de marbre qui rappellent que le roi d’Italie, protecteur de la confédération germanique, dormit tel jour sous ce toit ou y signa quelque traité mémorable.