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compositions, et il y a là des accouplemens bien singuliers. Il convoque le monde de la fable et s’ingénie à personnifier dans des figures symboliques la noblesse, le pouvoir, l’honneur, la magnificence, et c’est un hommage qu’il rend à ses hôtes les Barbaro, parvenus au faîte des dignités. Partout où il peut loger une figure, dans une retombée de voûtes ou dans un tympan, il l’arrange avec une rare ingéniosité, et profite de l’espace, si irrégulier qu’il soit. Ici c’est Flore, Cérès, Pomone, Bacchus, qu’on prendrait aisément pour des patriciennes ou des courtisanes de Venise; puis, sans beaucoup de transition, il rend hommage à la Vierge en peignant une madone, et célèbre sainte Catherine et saint Joseph, les patrons des Barbaro. Deux des petites salles d’angle, dont les murs sont complètement nus de la base au faîte, et qui pour tout ornement n’ont qu’une cheminée monumentale, mais d’une ligne très simple, reçoivent comme fond décoratif une treille qui ploie sous le poids des grappes vermeilles, et dans un espace ovale au centre laissant voir le ciel il peint les divinités de l’Olympe, tandis qu’au-dessus de la cheminée qui fait face à la porte il assied de grandes figures qui jouent du luth et de la basse, et forment un concert. Puis, ici et là, ce sont des groupes d’enfans, des femmes demi-nues ornées de colliers, vêtues d’étoffes chatoyantes. Sur les saillies des moulures, ce sont des aiguières ciselées, des bassins de haut-relief, richement ornés, des coupes d’or pleines de perles qu’il a capricieusement posées et exécutées avec une grande dextérité de main.

Ce n’est point là que s’exercerait la censure du saint-office; ce- pendant nous ne devons pas oublier que, si nous sommes chez Marc-Antoine Barbaro, ambassadeur de la sérénissime république, nous sommes aussi chez son frère Daniel Barbaro, patriarche d’Aquilée, qui occupe la plus haute dignité de l’église.

Ce serait une tâche ingrate de décrire pas à pas les nombreuses compositions du Véronèse; on ne commente point un coloriste, et on se sent impuissant à faire passer dans l’âme du lecteur l’impression de charme profond produite par des harmonies de ton, par la fraîcheur d’une tonalité argentine ou la sonorité d’un rouge ou d’un vert qui appartient en propre au Paolo. Il y a dans les œuvres de la peinture des notes colorées qui sonnent la victoire, des cadences de ligne qui respirent la jeunesse et la force, le bonheur et l’insouciance d’un génie facile, comme il y a des sanglots, des tourmens cachés et des mélancolies profondes. Nous ne pouvons donc que constater l’importance de ces fresques, dire la place qu’elles occupent dans l’ensemble de la production de l’artiste, et, pardessus toute chose, inspirer au voyageur le désir de connaître une œuvre ignorée qui donne du peintre une idée supérieure à celle