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peintre, n’ont été la victime des restaurateurs, comme cela se produit trop souvent en Italie, et le voyageur qui tentera de s’arrêter à Masère pour visiter la demeure des Barbaro y trouvera sans doute la cordiale et sympathique hospitalité que nous y avons trouvée nous-même.

Quant aux archives de la famille Barbaro, et quant aux titres de propriété, ils ont malheureusement été dispersés; toutefois il n’est pas impossible de restituer les figures de ces deux patriciens, car leurs noms sont de ceux dont l’histoire a souci. On les retrouve inscrits dans le cadre sculpté par le Sansovino en haut de l’escalier des géans, et dans la salle du scrutin du palais des doges, à côté d’une toile historique célébrant le haut fait d’armes de Marco Barbaro, leur aïeul, qui prit Ascalon au XIIe siècle, un artiste de la renaissance a représenté Marc-Antoine Barbaro, l’ambassadeur, tenant l’ombrelle sur la tête de Henri III, roi de France et de Pologne, à son passage à Venise.

Le Véronèse devait, lui aussi, avoir reproduit les traits de ses deux protecteurs, et ce n’est pas sans émotion qu’après nous être contentés pendant longtemps pour tout document authentique d’une médaille frappée à l’occasion de l’érection de la forteresse de Palma, qui figure dans une collection de Venise, nous avons rencontré, à la galerie du Belvédère de Vienne, un superbe portrait de Marc-Antoine. Cette toile, signée Véronèse, a toute la valeur d’un document historique, puisque l’artiste a représenté le négociateur tenant d’une main le traité de paix qu’il avait signé avec le Turc après Lépante, et montrant de l’autre les fortifications de Palma, qu’il fut chargé d’élever pour prévenir les fréquentes incursions de l’éternel ennemi de la république. Quant à Daniel, le commentateur de Vitruve, il figure dans la galerie de l’Iliade aux Offices de Florence, peint aussi par le décorateur de la villa Barbaro dans toute la pompe de son costume de patriarche d’Aquilée. Désormais, après avoir visité la villa, nous pouvons lire les dépêches des deux Barbaro aux archives de Sainte-Marie-Glorieuse-des-Frari, les suivre pas à pas dans leur longue carrière à l’aide des documens qui témoignent de tant de travaux et de tant d’illustration; nous pouvons même, après avoir contemplé les traits des fondateurs de la villa, nous incliner devant leur tombe à San-Francesco Della Vigna. C’est ainsi que l’histoire s’anime, et que l’art nous touche davantage; dans ces salles de la villa Barbaro peintes par le Véronèse, l’imagination peut évoquer les nobles figures des patriciens, qui sont non plus des abstractions, mais des personnages réels dont à chaque pas dans Venise nous retrouvons la trace et nous constatons la grandeur.


CHARLES YRIARTE.