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êtres malfaisans revêtent tour à tour l’un ou l’autre sexe. L’un des plus redoutables est la sorcière nommée baba-yaga. Elle a des liens de parenté avec les ogresses et les lamies de notre monde classique. C’est une vieille, grande, maigre, aux cheveux épars; elle demeure dans une hutte perchée « sur un pied de poule. » C’est dans cette espèce de colombier qu’elle repose la nuit; son long nez passe à travers le toit de ce réduit, qui se dresse sur la lisière d’une forêt. La porte est tournée vers la forêt; mais certaines paroles magiques ont la vertu de faire pivoter la hutte sur son support. Parfois la yaga-baba loge dans une maison ordinaire au milieu d’un enclos; les murs de cet enclos sont faits d’ossemens humains. Sa manière de voyager n’est pas moins singulière que son habitation; elle monte dans un mortier qu’elle met en mouvement avec un pilon; elle efface avec un balai les empreintes que ce véhicule laisse sur le sol. La nuit et le jour sont à ses ordres, et tout le monde animal lui obéit. C’est le plus effroyable croquemitaine des contes russes. Une mauvaise marâtre lui envoie sa belle-fille pour qu’elle la fasse périr; mais la jeune fille reçoit d’un génie bienveillant, le chat de la sorcière, des conseils qui lui permettent d’échapper à tous les pièges, et des talismans qui la protègent dans sa fuite. La yaga-baba poursuit sa victime; une course formidable s’engage, le mortier bondit, dévore l’espace, la jeune fille jette derrière elle une serviette magique qui se change en un large fleuve. La yaga-baba retourne chez elle frémissante de rage; elle ramène ses troupeaux de bœufs, leur fait boire la rivière et poursuit son chemin. La jeune fille jette son peigne à terre, une forêt touffue s’élève à l’instant; la sorcière s’arrête, et la victime est sauvée.

Tantôt la baba-yaga se plaît à tuer les gens pour les dévorer, tantôt, comme la Méduse antique, elle pétrifie ses ennemis. Le plus souvent elle vit solitaire; mais dans certains récits elle a des filles qu’elle marie et dont elle veut tuer les jeunes époux; prévenus à temps, ils troquent leurs vêtemens contre ceux de leurs femmes, qui périssent à leur place. Quelquefois la baba-yaga renvoie avec des présens les privilégiés qu’elle a daigné épargner. Il est à remarquer que ce personnage bizarre ne figure point dans les récits de la Petite-Russie, tandis qu’on le retrouve sous des formes moins horribles en Bohême et en Pologne. C’est là un curieux argument contre la théorie qui veut isoler la Grande-Russie du monde slave pour la rejeter à tout prix dans le monde touranien. Sans beaucoup de hardiesse, on peut voir dans la baba-yaga la personnification du vent impétueux qui sévit dans les plaines immenses, efface avec son souffle la trace des pas humains et s’arrête comme épuisé à la lisière des grands bois, dont il ne peut entamer les profondeurs. Au témoignage d’un savant mythologue tchèque, M. Erben, la baba-yaga s’appelle parfois la yaga-bura (la tempête)[1]. Dans la Russie méridionale,

  1. Article Jesi Baba dans le Nauczny slovnik. Prague 1865.