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l’impulsion étrangère; leur religion les réduit à ne pouvoir dépasser celle qu’ils avaient reçue de leurs voisins musulmans qu’en perdant leur indépendance.

A le bien prendre, le grand vice de l’islam, sa grande cause d’infériorité politique n’est ni dans son dogme ni dans sa morale, elle est dans la confusion du spirituel et du temporel, de la loi religieuse et de la loi civile. Le Koran étant à la fois la Bible et le code, la parole du prophète tenant lieu de droit, les lois et les coutumes sont à jamais consacrées par la religion, et par ce seul fait toute civilisation musulmane est forcément stationnaire; le progrès indéfini, qui constitue l’essence de notre civilisation chrétienne, est impossible, et, quelle que soit la rapidité apparente de son développement, la société, dans son ensemble, est réduite à l’immobilité. Cette infériorité de l’islamisme est publique plutôt que privée, elle affecte les nations musulmanes plutôt que les individus, qui sous l’influence étrangère peuvent accepter des progrès et des coutumes qui n’eussent pu sortir de leur milieu. Il peut arriver aux mahométans ce qui, dans les sociétés chrétiennes, est arrivé aux Israélites, non moins enchaînés par la loi religieuse, et qui, restés sous sa domination en corps de nation, n’eussent pu s’élever à une civilisation plus complète que celle des peuples musulmans. Pour ceux-ci comme pour les Juifs, la domination chrétienne peut par là être un bien, l’émancipation morale sortant de la servitude-politique. C’est ainsi que dans les endroits où les Tatars russes sont en minorité et où ils ont le plus subi l’influence étrangère ils ont abandonné le principal signe extérieur de l’islamisme, le voile et la réclusion des femmes : encore en strict usage au centre de la Crimée, à Baghshi-Saraï, le voile a été rejeté par les musulmanes de la côte sud comme par celles de Kazan. Les mêmes influences font disparaître la polygamie, comme elles ont mis fin à l’esclavage. Les Tatars isolés en petits groupes dans la Russie tendent ainsi à passer par les mêmes phases que les Juifs, qui en gardant leur culte acceptent peu à peu notre manière de vivre. L’islamisme ne sera point un plus grand obstacle à leur entrée dans notre civilisation que ne l’est le judaïsme, bien plus embarrassé d’étroites prescriptions ritualistes. Sans se confondre avec la masse de la population, gardant plus ou moins longtemps leurs langues particulières, les musulmans demeurés en Russie y formeront une classe aussi paisible et laborieuse que les autres, jouant un rôle à peu près analogue à celui des Juifs et des Arméniens, avec cette différence à leur avantage que, vivant dans la campagne comme dans les villes, pratiquant l’agriculture comme le négoce, leur agglomération dans les provinces de l’est ne saurait donner lieu aux mêmes inconvéniens économiques que dans les provinces de l’ouest l’aggloméra-