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dans la politique et dans la guerre. Chez les Slaves du sud, une petite république comme Raguse a pu à elle seule fournir toute une galerie d’hommes de talens de tout genre[1]. Là où l’éloignement de l’Occident et l’oppression étrangère ont rendu l’étude impossible et empêché tout nom propre de se produire, le peuple lui-même témoigne de son génie dans des chants qui n’ont rien à envier aux plus belles poésies de l’Occident. Pour cette littérature populaire, impersonnelle, que nous admirons tant dans les romanceros espagnols et les ballades de l’Ecosse ou de l’Allemagne, les Slaves ne le cèdent ni aux Latins ni aux Germains, et l’emportent peut-être sur les uns et les autres. Rien n’est plus vraiment poétique que les pesmés serbes et les doumi de la Grande-Russie et de la Petite-Russie, car, par une naturelle compensation, c’est chez les Slaves les moins initiés à la culture occidentale que la poésie populaire a eu la plus libre floraison. La Pologne et la Russie ont depuis environ un siècle, les petits peuples slaves, la Bohême et la Croatie, depuis trente ou quarante ans, une littérature nationale et multiple, dont l’ignorance de leurs langues a seule empêché la diffusion en Europe. Tous, grands et petits, marchent chacun selon ses forces dans la carrière intellectuelle où Latins et Germains les ont précédés.

Apporteront-ils à notre culture européenne une originalité personnelle, apporteront-ils à nos recherches scientifiques, à nos conceptions poétiques, religieuses ou politiques, un nouveau point de vue, un nouveau sentiment? C’est là une des questions les plus sérieuses et les plus grosses pour l’avenir. Peut-être les Slaves sont-ils venus trop tard pour se faire un Panthéon ou un Walhalla de grands hommes aussi glorieusement rempli que ceux des Latins et des Germains; peut-être dans la littérature et dans l’art l’âge héroïque, l’âge des grandes créations est-il passé, et dans les sciences les grandes lois aisément accessibles à l’esprit humain sont-elles découvertes et sommes-nous réduits pour longtemps aux inventions de détails et aux applications. Les Slaves, les Russes en particulier, n’ont pas pour leur race moins d’ambition intellectuelle que d’ambition matérielle. Avec la témérité de la première jeunesse, qui, avant d’avoir appris toutes les leçons de ses maîtres, rêve déjà de les devancer, ils montrent vis-à-vis des vieux peuples de l’Occident un dédain que nous devons pardonner à la présomption de leur âge. Ils se flattent déjà de résoudre les problèmes qui s’agitent stérilement chez nous, et croient avoir le secret de la régénération

  1. Sur la civilisation des Slaves du sud comme sur celle des Tchèques, on peut consulter avec profit le Monde slave de M. Louis Léger, un de nos compatriotes qui s’est livré avec le plus de succès à la difficile étude de ces peuples, que leur lutte contre le germanisme rend aujourd’hui si intéressans pour la France.