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En ce moment, doña Lorenza fut tentée de se jeter dans les bras de son mari, de lui faire part de ses craintes, de ses douleurs si longtemps cachées; mais elle sentait les sanglots lui monter à la gorge, et elle ne voulait pas pleurer. Don Luis, ceignant l’épée, que ne quittent guère les gens de sa caste, se mit en selle ; une heure plus tard, les deux époux entraient au théâtre.

Aussitôt qu’il aperçut la créole, Albert accourut, et ne bougea plus d’auprès d’elle. Doña Lorenza, parfois absorbée, mais plus souvent provocante, semblait prendre plaisir à écouter les galanteries du jeune Français, qui peu à peu devint plus chaleureux. Lorsqu’il exprimait la violence de son admiration en termes passionnés, doña Lorenza, se tournant vers lui, secouait la tête d’un air de doute, tout en le regardant de cet œil velouté, humide, dont l’expression le grisait.

— Je pourrais croire à vos protestations, don Alberto, si je ne savais que vous partez ce matin à trois heures, lui dit-elle tout à coup.

— Je pars chassé par votre indifférence, señora; un mot de vous me retiendrait.

— Jésus! mes paroles ont-elles tant de puissance?

— Essayez.

— Vous avez un maître.

— Pas d’autre que vous, je le jure. Que ne puis-je, ajouta le jeune diplomate en joignant les mains et prêt à mettre un genou en terre, vous voir autre part qu’en public, vous montrer mon cœur à nu!

— Ne connaissez-vous pas le chemin de mon domaine?

— M’autorisez-vous donc à me présenter?

— Oui certes, notre seuil n’est fermé qu’à nos ennemis.

— Quand?

Don Luis s’absentait à chaque acte; doña Lorenza le vit en ce moment sur le seuil de la loge, et ne retira pas sa main qu’Albert avait saisie. — Ah ! dit-elle en élevant un peu la voix, demain, après, tous les jours, je suis sans cesse là. Dans deux heures, par exemple, je rêverai sur mon balcon, fumant, selon la vilaine coutume que vous reprochez à mes compatriotes.

Don Luis ne laissa pas au jeune homme le temps de répondre; il entra brusquement dans la loge au moment où le rideau se levait. Les lèvres pâles, les yeux ardens, l’hidalgo regardait sa femme avec douleur et stupéfaction, le Français d’une façon sinistre. Lorsque le rideau se baissa sur le dernier acte de la pièce, ce fut Albert qui, empressé, couvrit les épaules de doña Lorenza de son manteau; il allait même lui offrir le bras, lorsque don Luis l’écarta.

— Au revoir, señora, dit le Français en appuyant sur ces deux mots.