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rence s’est compliquée de scepticisme. Elle ne croit plus aux programmes, elle sait par expérience que tout se réduit le plus souvent à des questions de personnes ou d’intérêt, que demander une réforme est une manière comme une autre de réclamer une place et un traitement. Elle n’est plus dupe des masques, elle se défie surtout de ces Gâtons qui prononcent d’éloquens réquisitoires contre la corruption des mœurs ou la perversion des idées, et promettent, si on les laisse faire, d’inaugurer l’empire de la vertu et de l’ordre moral ; elle sait déchiffrer l’austérité de ces visages, elle lit sur ces fronts blêmes la pâleur du joueur assis devant un tapis vert et qui attend, respirant à peine, le sort de l’atout qu’il vient de laisser tomber. N’a-t-elle pas constaté cent fois qu’en Espagne la morale publique n’a trop souvent rien à démêler avec la morale privée, que tel homme incapable de dérober un sou à un particulier se regarderait comme un sot, un tonto, s’il ne s’enrichissait pas au pouvoir, que tel autre, exact dans ses engagemens privés, croit faire une action indifférente en trahissant le gouvernement dont il accepta les bienfaits ? La grande masse très honnête et très sensée du peuple espagnol observe tout cela, s’en rit plus qu’elle ne s’en indigne, et se distrait de tout en allant au Prado ou à la Plaza de Toros. Pour la tirer de son ironique apathie, il faut que le danger la prenne en quelque sorte à la gorge. Alors, quand à un détour du chemin elle voit tout à coup se dresser devant elle le spectre de l’anarchie ou l’odieux fantôme du despotisme qui se glisse toujours à sa suite, elle se réveille en sursaut, et leur crie : Vous ne passerez pas ! — mais il arrive quelquefois qu’elle a dormi trop longtemps.

D’un côté, des millions de gens raisonnables et ironiques, dont les résistances sont intermittentes, trop enclins à laisser tout faire et tout arriver ; d’autre part, quelques milliers d’ambitions toujours éveillées, toujours allumées, des aventuriers alertes, gaillards et dispos, très attentifs aux occasions, la phalange des cesantes ou des employés mis à pied, socialistes d’un nouveau genre, qui professent non le droit au travail, mais le droit à l’emploi, et n’ont que deux mots à la bouche : des crises et des places, crisis y destinos. Les milliers qui ne dorment jamais auront facilement raison des millions qui ont des léthargies. L’esprit de progrès, le libéralisme sage, seront à la merci de révolutions et de réactions insensées ; le bon sens public essuiera dans ces alternatives de perpétuelles défaites que répareront à grand’peine ses imparfaites revanches. On a souvent dit que l’Espagne était le pays de l’imprévu. C’est que les événemens s’y trament dans l’ombre, — ils n’ont jamais surpris ceux qui ont accès dans les coulisses. Il serait mieux de dire que l’Espagne est le pays des accidens préparés et nécessaires. Quand on considère de près les désordres qui l’affligent, on y découvre une