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ayant à ses côtés une ballerine très connue : il se consolait. Puis, dans une visite au tombeau royal où Edwin avait un jour mené celle qui n’était encore que Toinette Marchand, les deux époux rendaient hommage à l’héroïsme avec lequel la pauvre comtesse était restée jusqu’à la fin fidèle à elle-même; ils philosophaient sur la transfiguration qui embellit après la mort le souvenir de ceux que nous avons perdus, et ils se disaient que la nature est bien bonne d’avoir ainsi jeté le charme de la beauté sur les tragédies de l’existence. Une telle nature, un tel monde, une telle vie, de tels vivans, valent bien qu’on les aime, et le dernier mot du roman est emprunté à Catulle : vivons et aimons !


III.

Il s’agit maintenant d’envisager cette œuvre de longue haleine du point de vue purement littéraire pour revenir en dernier lieu sur les tendances philosophiques dont elle cherche à faire l’apologie.

Il est certain que M. Paul Heyse s’élève au-dessus de la moyenne des romanciers contemporains. D’abord il a le don d’intéresser; quand on a commencé de le lire, on le suit très volontiers jusqu’à la fin. Or j’avoue qu’en fait de roman c’est la première et la plus indispensable des qualités. S’il y eut jamais une division de la littérature où le genre ennuyeux mérite la plus absolue des proscriptions, c’est de toute évidence le roman. C’est ce que devraient se dire les auteurs de certains romans vertueux, dont les intentions, je le reconnais, sont excellentes, mais qui font bâiller. S’ils se refusent à décrire les passions coupables, de peur que la description de ces passions ne les engendre dans l’âme des lecteurs candides, je les approuve encore; mais alors ils n’avaient qu’à ne pas écrire du tout, et leurs vœux eussent été comblés. M. Paul Heyse est artiste. Il sait considérer et présenter les choses en artiste, et, ce qui est la marque du vrai talent, il vous apprend ou vous aide à les considérer de même. De plus il est poète : j’entends par là qu’il sait créer. Ses personnages sont vivans, réels, du moins à la première impression, dessinés parfois d’un crayon très rude, mais ils se détachent nettement et se meuvent à l’aise dans le cadre d’une personnalité bien définie, à laquelle ils demeurent généralement fidèles. Je conçois parfaitement pourquoi M. Heyse ne partage pas du tout l’engouement de ses compatriotes pour la musique de M. Wagner : il aime trop pour cela les lignes bien arrêtées. Il y a quelque part dans son livre une théorie perfidement louangeuse sur la musique de l’infini, qui n’a ni queue ni tête, et qu’un de ses partisans déclarés met fort au-dessus des morceaux à la Mozart ou à la Rossini,