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malgré soi : Cela n’est pas arrivé. Or le romancier doit s’y prendre de telle sorte que tout le temps qu’on le lit on soit disposé à croire que c’est arrivé. Dans le roman comme au théâtre, l’illusion est une grande condition de succès. Tout ce qui la trouble, tout ce qui ramène le spectateur et le lecteur au sentiment des efforts que l’on fait pour la soutenir, sentiment qui la détruit, compromet l’œuvre elle-même. Eh bien! trop souvent, quand on lit le roman de M. Heyse, on sent que le romancier fait du métier, on voit la main qui tient les fils, et ses personnages, qui vivaient si bien tout à l’heure, retombent dans la classe des marionnettes.

Par exemple, le caractère de sa principale héroïne, la comtesse Toinette[1], est d’une invraisemblance qui saute aux yeux. Comment! voici une jeune fille égoïste et frivole, pesant et calculant tout, excepté l’argent, passionnée pour l’élégance, le luxe, l’opulence, au point de vouloir se suicider parce que la destinée les lui refuse, et de rester insensible à l’amour ardent d’Edwin, qui pourtant lui plaisait; par une chance inespérée, il se trouve qu’elle enflamme aussi le cœur d’un comte de la plus haute volée, possesseur d’une immense fortune, qui foule aux pieds toutes les considérations pour l’épouser et qui l’entoure de tous ces bonheurs qu’elle a tant rêvés. Notez que ce comte, s’il n’est pas un aigle, n’est point un sot, qu’il est et reste très amoureux de sa femme, et, quant à l’instruction, n’a point à rougir devant celle dont il a fait sa compagne. On penserait au moins qu’à défaut d’amour Toinette eût éprouvé quelque reconnaissance pour celui qui lui avait littéralement sauvé la vie. En tout cas, elle se résignera aisément à quelques sacrifices récompensés par les jouissances et le bien-être princier auxquels elle attache tant de prix. Il n’en est rien. Dès les premiers jours, elle boude son mari. Les procédés de celui-ci ne sont pas, il est vrai, des plus chevaleresques, mais ils ne proviennent que de sa passion pour elle, ce qui dispose toujours les femmes à l’indulgence. Et pourquoi manque-t-elle ainsi à tous ses devoirs? Est-ce parce qu’un amour sacrifié au calcul, à l’intérêt, se réveille avec violence dans son cœur? Nullement. C’est que la comtesse s’éprend rétrospectivement d’une folle passion pour le privat-docent à l’amour duquel elle avait refusé de répondre quand elle était

  1. Il nous faut aussi protester, au nom de la langue française, contre cet affreux diminutif, employé à dessein par l’auteur lui-même sous sa forme française, et qui chez nous ne peut convenir qu’à une gardeuse de dindons. Jamais l’ex-danseur, père putatif de Toinette, grand admirateur des us et coutumes de France, n’eût consenti à appeler d’un pareil nom sa fille réelle ou adoptive. M. Heyse sème assez souvent des locutions françaises dans ses dialogues; il devrait y regarder à deux fois avant de les risquer sous la forme qu’il leur donne. Par exemple, on ne dit pas marcher à bras croisés, agir de cœur léger; il faut dire les bras croisés, d’un cœur léger.