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vance se sent vaincue, elle se refuse à courir les chances d’un combat si inégal, et s’empresse de publier un manifeste par lequel elle déclare que, les élections n’étant pas libres, elle a résolu de s’abstenir. Il s’ensuit que, les indifférens et les sceptiques restant chez eux, l’opposition se retirant fièrement sous sa tente, les électeurs ministériels votent presque seuls, et que le ministère possède dans la chambre par eux nommée une majorité écrasante, ou, ce qui s’est vu plus d’une fois, la quasi-unanimité.

Il semble d’abord qu’un triomphe si éclatant, si aisé, promette au gouvernement de longs et heureux jours. C’est le contraire qui arrive : ce gouvernement qui opère des prestiges se trouve bientôt embarrassé de sa chambre unanime. Quel appui efficace en attendrait-il ? et de quelle autorité peut-elle jouir ? Tout le monde est initié au mystère de ses origines. D’ailleurs, après quelques jours d’existence, cette unanimité ou cette majorité ministérielle, en proie à un travail latent, se dissout avec une singulière promptitude. Une majorité se conserve par sa résistance à l’opposition qui la combat ; une haine commune et un commun danger sont les seuls garans de sa cohésion. Dès qu’elle n’a plus de guerre étrangère à soutenir, elle se détruit par la guerre civile, et on la voit se fractionner en petits partis qui se font une guerre acharnée pour de petits intérêts et de petites questions. Le ministère a été si prodigue de promesses, il a pris tant d’engagemens, qu’il lui est impossible d’y faire honneur, et les amis mécontens sont les plus dangereux des ennemis : ils ont les secrets de la maison. Au conflit des intérêts se joint le conflit des idées. L’intransigence est la plaie de l’Espagne, le ver rongeur de tous les partis. Le pétillement du sang, l’excessive vivacité des impressions, poussent aux résolutions extrêmes. On pratique peu cette sagesse politique qui commande de sacrifier la moitié de ses désirs pour sauver le reste. Nulle part, on ne se prête moins aux compromis ; nulle part, on n’est plus enclin à répondre à toute objection. Je ne saurais qu’y faire, prenez-moi tel que me voilà, car je suis celui que je suis, yo soy quien soy !

M. Bagehot raconte que jadis à la chambre des communes un homme d’état fort célèbre, parcourant des yeux la phalange serrée des représentans des comtés, qui sont la grosse infanterie de l’armée des tories et unissent la plupart la figure la plus respectable à la santé la plus florissante, laissa échapper ce propos irrévérencieux ; « Voilà, ma foi, les forces brutes les plus belles qu’il y ait en Europe ! » Il ne faut pas se moquer des forces brutes ; elles sont le nerf de l’état. Ces troupeaux d’esprits épais et dociles font la consistance des partis. Plût au ciel qu’il y eût plus de bêtes en Espagne ! moins de gens s’y mêleraient de raisonner et partant