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blies entre Saladin et Richard Cœur-de-Lion, et s’ils ont touché un mot de l’adoucissement des rapports entre les populations musulmanes et les populations chrétiennes, résultat si imprévu et pourtant si naturel des croisades; — observations sur la marche des idées et les révolutions du sentiment, si, comme il est probable, à propos de ces relations adoucies, le mot « d’humanité » est tout à coup prononcé dans la classe. Le professeur ne manquera pas d’abord de dire d’une manière absolue que l’idée « d’humanité » n’a été conçue que de nos jours; puis il se ravisera et se reprendra. Si cette idée ne s’est bien dégagée que de nos jours, encore apparaît-elle, par éclairs, à des époques diverses. Il répétera l’homo sum de Térence, il contera |deux ou trois traits significatifs, recueillis dans Joinville ou en d’autres chroniques de la croisade; il songera peut-être à l’un des chefs-d’œuvre du théâtre européen, le Prince Constant, où Calderon a mis en présence des chrétiens et des Maures, et si, à la classe suivante, il a le temps d’en lire quelques scènes, ses élèves surpris entendront un poète catholique et espagnol, contemporain ou à peu près des évêques Jean de Ribera et Bernard de Sandoval, dont les sauvages doctrines entraînèrent en 1609 l’extermination des Maures d’Andalousie, développer dans un langage resplendissant des maximes de tolérance et de fraternité universelle qu’ils croyaient dater de Voltaire, de Rousseau, de Lessing et de Goethe. Que de perspectives en un moment ! L’écolier qui aura fait parler Richard Cœur-de-Lion captif aura-t-il perdu son temps? Aura-t-il vécu dans un monde qui lui soit si étranger, dans une humanité si différente de la sienne et qui lui soit fermée? Ici ceux qui se raillent ne se sont pas souvenus de l’existence du professeur. Ils oublient l’unité de la nature humaine lorsqu’ils se plaignent qu’on travestisse en rois de jeunes écoliers pour leur faire composer un mauvais discours, ou qu’on leur donne la fâcheuse habitude de vivre en imagination dans le commerce des souverains et des princes, eux qui ne doivent être un jour que de très simples bourgeois. Où est, je vous prie, le travestissement? Il n’y a pas, que nous sachions, une nature royale, distincte de la nature humaine.

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.


De même qu’ils n’ont pas une autre manière de digérer et de prendre la fièvre que le commun des hommes, de même ils n’ont pas la propriété de craindre et d’espérer, de jouir et de souffrir, d’aimer et de haïr autrement que nous. Il en résulte qu’un écolier de rhétorique n’habite pas des précipices si reculés, au-dessous des plus illustres potentats, et qu’il peut très bien se figurer quels ont dû être dans une situation donnée les sentimens d’Alexandre, de