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qu’on lui a emporté sa tête ! » D’autres facéties sont empreintes d’une extrême licence, et, n’eût été la grossièreté de l’époque, la tsarine sans doute en eût rougi au fond de sa loge.

Avec le fils d’Alexis et de Nathalie, nous touchons à la fin de la vieille Russie. Le régénérateur de l’empire fut aussi l’émancipateur des femmes. C’est Pierre le Grand qui, malgré la jalousie des maris et les résistances pudiques des femmes, brisa les « vingt-sept serrures » du gynécée. Lui-même, après s’être marié une première fois à l’ancienne mode, ne consulta la seconde fois que son cœur. D’une servante livonienne, il fit une impératrice. Cette fille du peuple, originaire d’un pays non russe, ne pouvait songer à s’enfermer dans le Terem, à se cacher sous la fata, à se dissimuler derrière les rideaux d’une litière ou d’une loge de théâtre. Elle marcha hardiment, le front levé et le visage découvert, dans sa liberté occidentale. Elle accompagna son mari dans ses voyages, à la guerre, sur les flots de la Baltique, sous le feu des batteries ottomanes du Pruth. C’en était fait des anciennes mœurs. Pierre institua dans sa capitale nouvelle de Pétersbourg des « assemblées » où les maris étaient tenus d’amener leurs épouses. Avec autant de liberté et même, comme on devait s’y attendre au début, avec plus de licence que dans les salons d’Occident, les hommes et les femmes conversèrent ensemble pour la première fois, firent de la musique, jouèrent aux cartes, dansèrent les valses d’Allemagne et le menuet de Versailles. La volonté despotique d’un grand homme triompha même dans les affaires de mode. Plus de ces voiles épais, plus de ces amples vêtemens qui dissimulaient de gracieux contours. On continua peut-être à mettre du fard, mais avec plus de discrétion ; du moins on ne songea plus à rivaliser avec la blanche neige et les fleurs de pavot. Une mouche coquettement posée sur une joue ou sur un sein fut tout ce qui resta de la « noire zibeline. » Les psautiers, les Heures, le Domostroï, les vies des saints, furent laissés de côté, et le roman français fit son apparition dans le boudoir des dames russes, d’abord sous la forme un peu lourde de l’Astrée et du Cyrus. La littérature du grand siècle fit oublier celle de Byzance ; Racine et plus tard Voltaire reléguèrent Cosmas et le Métaphraste dans la poussière des bibliothèques sacrées. Le temps a consacré, comme les autres, la réforme féminine de Pierre le Grand, et la Russie, après avoir été le pays des gynécées et des voiles, est devenue la contrée d’Europe où le problème d’une large participation des femmes aux travaux et aux bénéfices de la vie sociale est peut-être le plus avancé.


ALFRED RAMBAUD.