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Belleville qu’à Versailles. On faisait alors appel au dévoûment du général de Beaufort d’Hautpoul, qui était à Neuilly avec sa division. On avait pensé à lui parce qu’il avait rempli autrefois une mission en Syrie et parce qu’il passait pour un diplomate parmi les militaires, avant de passer bientôt pour être un peu trop militaire parmi les diplomates. Le général de Beaufort, désespéré autant que surpris du rôle qu’on lui infligeait, ne cédait qu’avec chagrin aux pressantes instances du général Trochu lui-même, qui allait le trouver à sept heures du matin pour le préparer à partir avec M. Jules Favre. Il se laissait conduire au camp ennemi à l’improviste, ayant à peine le temps d’être mis au courant de la situation dans un trajet rapide, maugréant de tout cœur, ne cachant ni aux officiers prussiens qui le recevaient à Sèvres, ni à M. de Bismarck et aux chefs de l’état-major de Versailles à son arrivée, qu’il aimerait mieux pour le moment être à leur tirer des coups de canon, et ce n’est pas l’épisode le moins curieux d’une si douloureuse négociation.

Cette conférence du 27 janvier, décrite par un jeune officier d’ordonnance du général de Beaufort, est une des scènes les plus vives, les plus caractéristiques de ce drame de la diplomatie et de la guerre. M. de Moltke est là impassible, sobre de paroles ; « c’est un vieillard de taille moyenne, que ses soixante-quatorze ans n’ont pas courbé. Deux petits yeux fixes donnent à son visage sec, maigre et rouge, une expression particulière. Il n’a point de barbe ; aussi voit-on ses lèvres plissées par un grand nombre de rides concentriques, ce qui ajoute encore à son air de froide et dure ténacité. Sa perruque grise mal posée sur son crâne penche à droite et laisse voir la peau lisse et brillante de la tête dénudée… » Quant à M. de Bismarck, « c’est un homme de grande taille. Son visage, que de longs sourcils fauves et retroussés rendent dur au premier abord, ne manque pas de sympathie. Il sourit assez fréquemment, et soit habileté, soit bonhomie, son accent est plein de douceur. Il est vêtu d’une longue capote blanche à paremens jaunes… » Ces deux personnages disposent par le fait de la France ; ils énumèrent les villes, les départemens, les points stratégiques qu’ils veulent occuper. S’il y a une question difficile qui révolte trop le patriotisme français, le diplomate, M. de Bismarck, de son ton le plus aimable ou le plus dégagé, se hâte de dire : « Je ne demanderais pas mieux que de vous donner satisfaction, l’élément militaire s’y oppose, il faut s’adresser à M. de Moltke. » On se tourne vers M. de Moltke, qui est « raide comme une barre de fer. » Entre ces deux hommes, le général de Beaufort, quoique représentant une nation vaincue, reste fier d’attitude, discutant avec véhémence, défendant pied à pied la position, faisant de son mieux pour sauver Vincennes ou quelques villages des environs de Paris, pour éloigner du Havre la ligne d’occupation. Il tient tête à ses