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développement de la richesse et de l’industrie : ce sont des exceptions rares ou peu durables ; en général l’absence de tout luxe a plutôt accompagné l’état de misère et de dégradation. Ces apologistes de l’état primitif oublient trop qu’à rétrograder vers la barbarie on risque de perdre des vertus et de gagner des vices. On a souvent cité le mot par lequel M. Royer-Collard caractérise la méthode trop sommaire de couper le mal à sa racine en supprimant la liberté humaine : il appelle cela « ramener l’homme à l’heureuse innocence de la brute. » Je ne sais si le terme d’innocence s’applique ici parfaitement ; la brute humaine n’a jamais été innocente.

Dans des écrits très récens, on fait de l’immoralité l’essence même du luxe, tellement que ce mot impliquerait toujours une flétrissure. Sans invoquer ici le dictionnaire, je ferai remarquer seulement que dans le langage usuel cette expression est souvent le synonyme d’un superflu qui n’a rien que d’honorable, de recherches d’élégance et d’art auxquelles on ne refuse pas l’approbation. Où a-t-on vu que les mots de luxe du riche, d’industries de luxe, de luxe public, présentassent ce sens odieux ? Ce qui n’a pas changé depuis l’antiquité, c’est ce fait que l’abus qu’on veut combattre se caractérise encore par le même goût intempérant des raffinemens sensuels, par la même ostentation, tantôt folle jusqu’aux extravagances les plus dispendieuses, tantôt sotte ou mesquine. Il faut le dire, ce travers a diminué. Il faudrait un étrange oubli des réalités pour mettre en sérieuse comparaison nos dépenses les plus folles avec ces développemens de faste inouï qui ne pouvaient appartenir qu’à une oligarchie conquérante, maîtresse de l’univers mis au pillage. Qu’on blâme chez nous l’abus de la richesse, on a cent fois raison ; mais qu’on sache que nous ne sommes que des enfans en cette matière. Il n’y a pas un lecteur de Varron, de Pline l’Ancien et de tant d’autres écrivains, il n’y a pas un esprit si peu versé qu’il soit dans les antiquités romaines, qui ne sache que le prix d’un seul poisson de ces festins fameux suffirait à payer une centaine des repas trop somptueux qu’on nous reproche. Tel vase murrhin eût acheté une de nos collections d’objets d’art. On ose à peine parler de la richesse de nos étoffes quand on songe à ces tissus de pourpre dont quelques-uns valaient des millions. Combien y a-t-il de nos châteaux qui supporteraient le parallèle avec ces villas remplies de statues ? Nos parcs ont-ils l’étendue de ces vastes domaines livrés à l’inculture ? Quelle figure font nos domestiques et nos laquais auprès de ces foules d’esclaves formant d’immenses cortèges qui précèdent le friche romain ? Vous parlez des témérités de notre scène ; hélas ! elles ne sont que trop réelles, et ce n’est pas toujours la bonne volonté qui manque peut-être pour égaler des