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dressé sur la place du marché. Je ne vis qu’elle. La fillette riait, elle applaudissait, émerveillée, hors d’elle-même. Mes camarades me dirent que je n’avais jamais aussi bien joué. Tandis qu’ils me félicitaient, je ne les voyais toujours pas, je ne voyais rien que cette petite tête blonde. — Demandez-lui maintenant s’il est bête d’être laid ! dis-je, éclatant d’un rire nerveux. — La pièce jouée, je m’évanouis.

Tout ceci ne vous intéresse pas. Que j’aie souffert ou été heureux, que j’aie aimé ou haï, personne ne s’en souciera. Un chien savant souffre cruellement sous le bâton, et il est capable de s’attacher de toutes ses forces à quiconque ne le bat pas, mais les douleurs, mais l’amour d’un chien savant ne comptent pas dans le monde. Je n’étais rien de plus que lui. N’est-il pas horrible de penser aux émotions, aux efforts qui sont sans cesse gaspillés en pure perte ? Des millions de créatures vivantes prodiguent à chaque instant le sang de leur cœur. Si c’était pour quelque chose encore ; mais non, point de but !.. Je divague, je ne puis m’en empêcher. Il faut que je parle de moi à ma manière ou que je n’en dise rien.

Je grandis au milieu de ces bonnes âmes, qui étaient des parias pour le grand nombre. La mort de notre vieux directeur, — il mourut de froid, ayant donné par une rude nuit d’hiver son manteau à une pauvre femme en mal d’enfant, — cette mort fut cause que notre petite troupe se dispersa. J’allais tantôt avec les uns, tantôt avec les autres. J’aimais la liberté, le changement, l’aventure, jusqu’aux risques et aux privations de la carrière que j’avais toujours suivie ; j’atteignis ainsi dix-huit ans. J’étais robuste de corps, j’avais au moins le talent de faire rire. Ai-je besoin d’ajouter que je ne craignais pas l’avenir ? Je me joignis à diverses troupes, et j’eus des succès, qui ne suffirent néanmoins à me faire remarquer par aucun imprésario, ni attirer dans aucune capitale. Je n’étais pas, je crois, assez grossier pour les grands théâtres. Ne vous figurez pas que ce soit là de l’ironie. Le goût des villes exige des gestes indécens et n’estime la plaisanterie que si quelque gravelure se dérobe sous l’équivoque. Or mes bouffonneries étaient franches, ma gaîté de bon aloi et fort inoffensive. La populace qui venait oublier au spectacle ses labeurs et ses besoins ne fut jamais pire pour avoir ri en m’écoutant. Qu’importe encore ? dira-t-on. Rien à vous, peut-être ; mais, quand on va mourir au point du jour, il n’est pas désagréable de se rappeler qu’en faisant de l’art selon ses moyens on n’a corrompu personne. Je n’étais pas un saint, loin de là. J’avais mes folies et mes vices comme un autre ; ce que je prétends seulement prouver, c’est qu’il n’est pas de carrière qu’on ne puisse ennoblir par la manière dont on l’exerce, fût-ce celle de bouffon. —