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agriculteurs, traçant en quelques traits les causes qui ont déterminé l’élévation graduelle de chacun de ces groupes, La loi du progrès est pour la première fois, sinon devinée dans tous ses agens et ses ressorts moteurs, du moins nettement établie comme le principe organique de l’histoire. Rien n’est moins fataliste que le pointée vue où se place Turgot. Sans doute tous les âges sont enchaînés par une suite de causes et d’effets qui lient l’état présent du monde, à ceux qui l’ont précédé ; mais ce sont les qualités morales et intellectuelles qui sont les principales de ces causes : c’est le courage, c’est l’intelligence, qui assurent la supériorité aux peuples et aux hommes, sans exclure pour une certaine part l’action providentielle, qui, sans gêner l’action humaine, lui fait produire tous ses résultats. Par son intelligence et sa liberté, l’homme devient ainsi l’ouvrier de sa propre histoire, non sans l’aide de Dieu.

Grâce à cette action souveraine et bienfaisante, les passions tumultueuses, dangereuses même, sont devenues un principe de progrès. « Si la raison avait régné trop tôt, le genre humain serait resté à jamais dans la médiocrité… Tout ce qui tire les hommes de leur état, tout ce qui met sous leurs yeux des scènes variées, étend leurs idées, les éclaircit, les anime et à la longue les conduit au bon et au vrai, où ils sont entraînés par leur pente naturelle. L’univers, ainsi envisagé en grand, dans tout l’enchaînement, dans toute l’étendue de ses progrès, est le spectacle le plus glorieux à la sagesse qui y préside. » C’est là le ton de cet optimisme religieux qui dictera quelques années plus tard les belles Lettres sur la Tolérance, où sera établi le principe vrai de la liberté des consciences, le droit pour chacun de chercher la vérité et d’adorer Dieu à sa manière.

Telle est l’idée générale de ce discours d’un penseur de vingt-trois ans. Quelle largeur de vues et en même temps quelle fermeté de bon sens dans le voisinage des chimères de Rousseau, bientôt dépassées par celles de Condorcet ! L’égalité des droits lui est chère, et il l’annonce comme une des plus précieuses conquêtes de l’esprit humain ; mais il ne la confond pas avec l’inégalité sociale amenée par la division nécessaire des travaux. En ces délicates matières, il marque la mesure sans la dépasser. Les réformateurs viendront plus tard réclamer l’assimilation complète de la femme à l’homme, et même le partage pour elle des droits politiques ; Turgot se contente de réclamer en sa faveur les justes mesures qui peuvent améliorer sa condition. Tout ce qu’il y a de raisonnable dans cette question, si propice à la déclamation, vient se résumer dans cet aphorisme : « l’inégalité entre les sexes est en raison de la barbarie ; elle est extrême dans les états despotiques. » Ajoutez à cela quelques vues de détail neuves et profondes sur l’histoire de la science humaine, comme la distinction des trois attitudes successives que prend