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négatif et partiel, enfin où les facultés de l’homme (intelligence, sentiment, activité matérielle) et les manifestations sociales correspondantes (science, religion, industrie) atteindront sans effort le plus haut degré de leur développement harmonieux, — si c’est là un rêve, le rêve a de la grandeur. L’intuition historique qui en a été le point de départ conserve, à travers les aberrations ultérieures de la pensée saint-simonienne, sa justesse et sa vérité. Plusieurs écrivains et philosophes, même dans d’autres écoles, en ont ressenti le contre-coup. La trace de cette inspiration est visible dans les pages célèbres qui firent événement il y a près d’un demi-siècle, sous ce titre : Comment les dogmes finissent, et qui furent en effet, à l’heure où elles parurent, le manifeste d’une de ces époques critiques annoncées par Saint-Simon.


III

Nous touchons au moment où la conception du progrès va se transformer. Sous l’influence croissante des sciences positives, elle va se perdre dans une idée nouvelle, plus large et plus générale l’idée de l’évolution. Cette métamorphose a son importance et mérite d’être signalée ; elle marque l’avènement des conceptions et du langage scientifiques dans le domaine de la philosophie et de l’histoire. Quelle fortune ce mot a faite depuis une trentaine d’années dans l’école anglaise contemporaine et dans le positivisme français ! J’en ai trouvé l’origine inattendue et comme l’annonce prophétique au chapitre cent soixante et unième de Tristram Shandy. Le mot naquit d’un hasard un jour que le père de Shandy était particulièrement en veine d’éloquence. « Les royaumes et les nations, disait-il, n’ont-ils pas leurs périodes ? et ne viennent-ils pas eux-mêmes à décliner, quand les principes et les pouvoirs qui au commencement les formèrent ont achevé leur évolution ? — Frère Shandy ! s’écria mon oncle Tobie, quittant sa pipe, évolution, qu’est-ce ce mot ? — Révolution, j’ai voulu dire, reprit mon père. Par le ciel ! j’ai voulu dire révolution. Évolution n’a pas de sens. — Il a plus de sens que vous ne croyez, repartit mon oncle Tobie. » Qu’est-ce à dire ? Ce mot, qui devait plus tard soulever l’orthodoxie de l’église établie, éveillait-il par un secret pressentiment les scrupules de l’honnête et religieux capitaine ? Cette fois encore l’oncle Tobie eut raison contre son frère. Il avait deviné le mot magique et l’idée maîtresse de la philosophie de ses compatriotes au siècle suivant.

C’est dans l’école positiviste que l’on rencontre la première application régulière, méthodique de la loi d’évolution aux phénomènes humains et sociaux. C’est elle qui la première, en déterminant l’ordre de subordination des sciences selon leur degré de