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même, le sol y contribue autant que le climat ; c’est avant tout l’influence de la plaine, forêt ou steppe, influence comparable à celle du désert sur l’Arabe. Ces plaines sans fin réagissent sur l’imagination de deux façons opposées, que, sans les analyser, les écrivains russes ont souvent admirablement décrites. Ces immenses espaces effraient l’homme, le diminuent, le rapetissent, ou bien devant ces vastes horizons il se prend à respirer plus largement ; avec le sentiment de l’air libre, ils lui donnent l’idée de la liberté, de l’indépendance, des courses illimitées et vagabondes, et éveillent en lui le goût de l’entreprise et de l’aventure. Ces deux impressions se retrouvent chez le Russe : la seconde a contribué à ses migrations et à sa longue colonisation ; elle a eu surtout une grande influence sur le Cosaque, le libre enfant de la steppe, le vigoureux cavalier de l’Ukraine, ou le hardi nautonier du Dnieper, du Don et du Volga, qui ne pouvait tolérer de limite à sa liberté, de borne à ses courses et à ses expéditions. Les traces de l’influence opposée se découvrent dans les habitudes religieuses du paysan, dans l’ascétisme de quelques moines, dans les rêves des sectes mystiques de la Grande-Russie. Vues d’en haut, du sommet des falaises qui bordent le Dnieper, le Don, le Kouban ou le Volga, de Kief, de Rostof, de Stavropol ou de Nijni, ces plaines russes donnent la même impression d’infini qu’ailleurs la mer. Vu de plain-pied, ce paysage horizontal laisse généralement au ciel la plus grande place ; souvent il occupe tout seul tout le tableau ; la terre, à force d’être plate, disparaît pour ainsi dire, et le regard et la pensée, que rien n’arrête, vont se perdre dans le vague de l’horizon. Les forêts qui couvrent le centre et le nord modifient cette impression sans l’effacer. La forêt, comme la nuit, est partout mystérieuse, et plus celles de Russie sont maigres et diffuses, plus elles disposent l’âme à une rêveuse mélancolie.

À ces influences permanentes du climat et du sol s’en joignent d’accidentelles ou de temporaires, dont les retours intermittens ou soudains frappent vivement l’imagination populaire et lui donnent une sorte d’ébranlement. Les premières portaient à une vague religiosité ; celles-ci, inspirant davantage le sentiment de la terreur, mènent directement à la superstition. Partout ce qui trouble et déconcerte l’esprit, ce qui étonne ou effraie les sens, diminue l’empire de la raison et avec l’idée de l’inconnu éveille celle du surnaturel. Il semble au premier abord que la Russie soit entièrement libre de ces grands phénomènes, de ces commotions violentes qui dans certains pays, au Pérou ou à Java, sur les pentes du Vésuve ou de l’Etna, donnent à la superstition de vivaces racines. Elle n’a ni volcans, ni tremblemens de terre, ni montagnes, ni avalanches, ni épaisses forêts, ni bêtes féroces. Pour être moins grands ou moins terribles,