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les phénomènes qui, avec l’admiration et la crainte, engendrent la superstition, sont loin de faire défaut à la Russie : ils y sont incontestablement plus nombreux et plus frappans que dans l’Europe occidentale. Au lieu de provenir du sol, ils appartiennent aux saisons, au climat, qui en Russie fournit souvent à l’imagination les alimens que le sol lui refuse. L’hiver a le bourane ou chasse-neige, tempête de terre non moins effrayante que la tempête de mer. La neige, soulevée violemment du sol, se mêle à celle qui tombe d’en haut, en sorte que la terre semble se confondre avec le ciel. Tous les objets disparaissent dans une obscurité trouble ; les chemins s’évanouissent dans le tourbillon dont les vagues menacent d’engloutir les troupeaux et les voyageurs. Le printemps a la débâcle, phénomène moins effrayant, mais encore frappant pour l’imagination, sur ces golfes, ces lacs ou ces larges fleuves, transformés par l’hiver en plaines immobiles, qui tout à coup se fendent avec un sourd craquement, se divisent en énormes bancs de glace et se mettent en marche vers la mer en entrechoquant leurs blocs et en les entraînant pendant des centaines de lieues. Avec ou après la débâcle viennent les inondations, qui dans tous les pays qui y sont exposés sont demeurées un des fléaux où l’homme croit le plus sûrement reconnaître la main divine. Les fleuves, grossis par la fonte d’un océan de neige, débordent sur les plaines ou sur les plates vallées sans bords qui se transforment en lacs. La Russie tout entière est comme une mer basse ou un immense marais dont les eaux s’écoulent par quelques canaux. Rien alors n’égale la majesté des fleuves ; ils ont plusieurs kilomètres, parfois plusieurs lieues de large. Le Volga va porter ses grands bateaux à plusieurs étages jusqu’aux murs de Kazan, à plus d’une lieue de sa rive ordinaire. Pétersbourg, pris entre le Ladoga et le golfe de Finlande, semble en danger d’être submergé, et souvent les eaux de la Neva, enflées de celles des grands lacs, franchissent leurs quais de granit et débordent sur les places. Les villes construites sur les fleuves ne sont à l’abri qu’en se mettant, comme Kazan, à plusieurs verstes de distance, ou en s’établissant, ainsi que les deux Novgorod, sur les pentes des falaises qui dominent les rivières. L’été a d’autres phénomènes plus innocens, mais plus mystérieux, qui dans le cœur de l’homme simple éveillent de vagues terreurs. Ce sont les innombrables marais du nord et du centre qui souvent comme en Occident ont reçu de craintes naïves le nom de mare au diable, et sur lesquels voltigent des feux follets fréquemment pris par le paysan russe pour des âmes en peine. Dans le nord, ce sont les aurores boréales qui mettent le ciel en feu, et dont les reflets couleur d’incendie ou couleur de sang ressemblent à de sinistres présages. Dans le sud et même dans le centre, dans les steppes ou les plaines dénudées,