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lère, du moins la première qu’elle montra, au sujet du jeu. Elle employa toutes ses séductions pour me persuader de faire fortune en une nuit à la roulette. Je refusai. Je n’étais pas plus vertueux qu’un autre, je ne blâmais pas ceux qui jouaient ; mais quant à moi j’eusse trouvé extravagant de risquer le peu que nous avions sur une carte. Ma résolution fut donc ferme et lui sembla cruelle. Elle voulait des robes, des bijoux, comme les grandes dames, elle voulait passer en voiture sur les routes verdoyantes, déployer le soir à la redoute ses traînes de satin, elle voulait en un mot être tout autre que ce qu’elle était. C’est une maladie très commune et toujours mortelle. Que le luxe fût l’élément de cette petite brodeuse de dentelle, je ne m’en étonnais pas, élégante et délicate comme elle l’était naturellement ; mais pouvais-je le lui donner ? Elle le croyait sans doute, elle me reprochait de ne pas vouloir me procurer en une heure autant et plus que je ne gagnais en plusieurs années ; elle ne me pardonna jamais d’agir selon la raison et ma conscience. Je crois que Carolyié attira d’abord son attention parce qu’il passait pour jouer follement et gagner toujours.

Il connaissait notre directeur, je ne sais comment ; un soir il vint dans la coulisse me faire les complimens les plus courtois. Sa franchise, son aisance, me plurent ; néanmoins je lui fermai au nez la porte de la loge où je rentrais m’habiller. Ma femme était là faisant de la dentelle pour elle-même désormais ; de grosses larmes coulaient sur son ouvrage.

— C’est si ennuyeux, murmurait-elle piteusement, si triste ! Vous n’y pensez pas, vous ! On vous applaudit, on vous rappelle ! mais ici… Je n’y peux plus tenir. J’entends les rires et les bravos, et je suis toute seule !

Je ne pus supporter de la voir dans cet état ; je me blâmai de l’abandon où je la laissais, et dès le lendemain je l’amenai dans la salle afin qu’elle s’ennuyât moins. Tout en jouant, j’aperçus à ses côtés Carolyié, qui avait demandé, paraît-il, au directeur de le présenter. Je les rejoignis dans l’entr’acte. Il disait combien il était las des folies quotidiennes où il s’était engagé ; il nous demanda la permission de se joindre à nous pour un de nos déjeuners dans les bois. J’y consentis volontiers ; je me sentais attiré vers ce jeune homme, et j’avais en elle une foi parfaite. Le lendemain, il vint donc, et notre partie se trouva gâtée, car il voulut nous conduire dans sa voiture attelée de quatre chevaux en harnais flamands à clochettes, et mes camarades qui nous rejoignirent à pied sous la poussière, par la chaleur, ne furent pas gais comme de coutume. Une sorte de gêne régnait dans la réunion : ce n’était pas la faute du marquis ; n’eût-il été qu’un bohème comme nous, il n’eût pu