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LA BRANCHE DE LILAS.

se montrer plus simple et plus cordial ; mais les chevaux piétinaient à quelques pas sous leurs clochettes d’argent, notre petit vin léger avait été remplacé par du Champagne, de grands laquais avaient étendu des tapis sur la mousse, et je ne sais quel charme subtil s’était évanoui au moment même où chacun de nous sentait que nous n’étions plus entre égaux. Il dut s’ennuyer tout autant que dans son monde. Néanmoins il persistait à rechercher notre société : mes camarades en étaient flattés ; pour ma part, j’esquivais les invitations. Ce fut encore là une cause de discussion entre nous deux. Elle ne pouvait comprendre que nous ne nous rendissions point aux soupers et aux fêtes de toute sorte que donnait cet homme du monde dont l’opulence l’avait éblouie, et, comme il ne me convenait pas de souffler son oreille en lui répétant les mauvais propos que je prévoyais, elle dut croire que je lui résistais par caprice ou tyrannie. Le dépit lui dicta souvent d’injustes reproches ; elle m’accusait avec des violences d’enfant gâté de ne pas vouloir qu’elle fût heureuse. Puis peu à peu les reproches cessèrent, elle devint douce et soumise, parlant peu, ne tenant plus à sortir et restant volontiers des journées entières à une fenêtre de notre chalet, sa dentelle à la main. Ses longues rêveries souriantes m’étonnaient, et quand après un silence de quelques minutes je lui adressais la parole, il lui arrivait de tressaillir comme si je l’eusse éveillée d’un rêve.

Je la crus malade : elle m’affirma qu’elle ne souffrait pas, et en réalité je ne lui avais jamais vu des yeux aussi brillans, un teint aussi animé. L’air des montagnes, pensai-je, était peut-être un peu vif pour elle et la rendait nerveuse.

Comment aurais-je évité de la laisser souvent seule ? Il n’y avait pas d’autre troupe théâtrale à Spa ; pour amuser un public qui se renouvelait à d’assez longs intervalles, nous étions donc obligés de varier sans cesse le répertoire, et l’étude de mes rôles me laissait de moins en moins de loisir à mesure qu’avançait la saison.

Le soir, ma femme allait s’installer dans la petite loge de baignoire que j’avais obtenue pour elle ; parfois, assez rarement, dans les entr’actes, j’y trouvais Carolyié. Il paraissait m’éviter. Je pensai qu’il m’en voulait d’avoir repoussé ses avances. Un jour aussi qu’il avait envoyé à ma femme un magnifique bouquet de fleurs rares, je l’avais pris à part pour lui dire tout sincèrement : — Votre intention est bonne et gracieuse, mais ne recommencez pas, je vous prie. Songez que ce qui n’est que courtoisie avec vos égaux est pour des gens de notre sorte une dette que nous ne contracterions qu’en perdant le droit de nous respecter nous-mêmes, qui est notre honneur à nous autres.