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compte et n’eut jamais ce qu’elle espérait avoir. » Nous la retrouvons ensuite dans le Conde Lucanor de l’infant don Juan Manuel sous la figure de dona Trubana, qui va au marché avec un pot de miel sur la tête, enfin dans les Contes et nouvelles de Bonaventure des Periers, un contemporain de Rabelais. C’est là évidemment que La Fontaine a pris son modèle, car ici la laitière « fait la ruade que ferait son poulain, » et en sautant ainsi fait tomber « sa potée de lait. » Après La Fontaine, ce joli conte d’enfant, dont il faut lire tout au long chez Max Müller les métamorphoses successives, a passé dans toutes les langues de l’Europe ; le fabuliste français lui a donné sa forme définitive, comme un lapidaire qui taille un diamant.

Lorsqu’on a suivi Perrette à travers ses pérégrinations, on connaît le voyage de la plupart des fables qui appartiennent au même cycle indien ; mais il est d’autres recueils du même genre qui ont trouvé le chemin de l’Europe. L’un des plus importans est le Livre de Sindbad, dont M. Comparetti a récemment raconté l’histoire. On sait aussi, et c’est M. Laboulaye qui en a fait le premier la remarque, on sait que le roman religieux de Barlaam et Josaphat, qui a pour auteur saint Jean de Damas, et qui fut si populaire pendant le moyen âge, est calqué sur le Lalita Vistara, c’est-à-dire sur la vie de Bouddha, dont les aventures sont attribuées à saint Josaphat, de sorte que, sous un nom d’emprunt, le fondateur de la religion bouddhique est devenu un saint du martyrologe romain. Saint Jean Damascène dit d’ailleurs lui-même que l’histoire qu’il se propose de raconter, il l’a entendue de la bouche de gens qui revenaient de l’Inde. Et en lisant la vie de Bouddha il faut convenir qu’il a mérité un tel honneur

On connaît les nombreuses métamorphoses par lesquelles a passé au moyen âge l’épopée des animaux et notamment le cycle satirique, longtemps si populaire, que composent les divers romans de Renart dont la source première est difficile à déterminer, et qui sont l’œuvre de poètes inconnus. Tout récemment encore un érudit bavarois, M. Konrad Hofmann, a publié un roman d’animaux tiré du Libre de Maravelles de Raymond Lulle, dont la bibliothèque royale de Munich possède deux copies[1]. Renart y joue un grand rôle ; cependant le fonds du récit semble avoir été emprunté au livre de Kalila et Dimna. Dans cette version catalane, le loup et l’ours ne figurent qu’au second plan, tandis que le lion, l’éléphant, le léopard, l’once, la renart, le serpent, en sont les personnages principaux. Renart ourdit des complots contre le lion, et s’efforce de gagner à sa cause l’éléphant ; mais ce dernier se défie de lui, et lui répond par des anecdotes qui démontrent le danger des ruses ! Dans le nombre, il y en a qui sont assez gaies ; telle est l’histoire des deux pages. « Un jour que le roi était assis sur son trône au milieu de ses

  1. K. Hofmann, Ein Katalanisches Thierepos von Ramon Lull. Munich 1872.